Mais c'était sans compter sur l'informatique qui fit le rapprochement immédiat. Elle hérita sans testament ni notaire de quinze ans de prison ferme, où elle allait apprendre à se faire mater à coups de pied dans les fesses, tandis que lui retrouvait la civilisation des fous en liberté, complètement démoli et abruti par le système hospitalier. Tout juste sevré de ses injections quotidiennes de drogues dures, il maria son pare-brise à un motard dont le casque termina sa course en tournoyant sur la banquette arrière. À la limite de sombrer dans l'alcoolisme, il avait auparavant tenté sa chance ici. Pour la vodka, il verrait plus tard.
La réunion s'étala sur deux heures qui en parurent dix pour Sam. L'échelle de la débilité manquait de graduations pour mesurer la stupidité des exercices, et pourtant il s'évertuait à se plier aux règles et à jouer le jeu, la partie en valait la peine.
L'un des plus stupides, et a fortiori des plus difficiles pour lui, consistait à se coller avec un de ces ronds-de-cuir, le prendre dans ses bras, et pleurer comme la fontaine d'Hippocrène. Tant attentive que passionnée, la médiatrice oscillait alors entre les couples avant d'annoncer, de sa voix enchanteresse, « Il faut vous libérer. Relâchez toutes les émotions que vous avez en vous, toutes les mauvaises vibrations… Laissez-vous aller…
Pleurez… Pleurez toutes les larmes de votre corps. »
Quelle décadence humaine , pensa Sam. Regardez-moi tous ces triples crétins. Mais je vais vous sortir de là moi, et vous me remercierez ! Et toi aussi Anna, je te réserve quelque chose de spécial !
Il n'avait pas réussi, au cours de la soirée, à se placer avec Lionel. Les plus anciens enveloppaient toujours de leur aile protectrice mais surtout déplumée les nouveaux timbrés, telle était la règle. Mais il avait pu jauger, profitant de l'occasion, la force mentale de chacun.
Après la réunion, tous eurent droit à une boisson de l'amitié, une sorte de cocktail pour les pauvres. Il s'approcha de Lionel, puis entama une discussion préparée à l'avance et mûrie par ses réflexions à but unique. Il finit par lui proposer d'aller manger un morceau en sa compagnie.
— Tu sais Sam, j'ai dîné avant de venir. Et puis, je n'ai pas trop le cœur à sortir en ce moment. C'est déjà dur pour moi de venir ici, et il est tard… Non, je préfère rentrer !
Sam sentait qu'il était à point, il ne restait plus qu'à saler et poivrer, il prit cependant son mal en patience.
— Je comprends… Mais tu sais, moi aussi j'ai besoin d'aide et de soutien. J'aimerais tant avoir un ami tel que toi ! J'espère que ça sera pour une prochaine fois !
— Compte sur moi, et à jeudi ! N'oublie surtout pas. Tu es un être exceptionnel !
Il sourit, salua l'assemblée dispersée et distraite, s'effaçant finalement sans se retourner.
5
À peine arrivé au coin de la rue, Sam écrasa la rose de bienvenue du talon, tenaillé par la rage du léopard qui a couru après sa proie sans succès. Il revenait bredouille, le filet de pêche vierge. Mais qu'espérait-il au fait ? Qu'on se jetât dans ses bras dès la première rencontre ? L'affaire allait être légèrement plus longue, une question de jours. L'entreprise devrait attendre encore un peu avant d'ouvrir ses portes…
Une faim de loup sorti d'hibernation le grignotait. Après vingt kilomètres, il ne tenait plus. Exigeant et capricieux, son estomac lui zébrait le ventre de coups de cutter à répétition.
L'envie de chair humaine urgeait, ses instincts de bête prenant un large ascendant sur sa raison dès qu'il était question de nourriture. Au début, il se contentait d'animaux. Lapins de ferme, chèvres naines ou autres poules élevées au grain le comblaient. Mais depuis qu'il s'était régalé de ce fermier refroidi, se passer de ce mets aux saveurs infinies n'était même pas envisageable. Chaque partie présentait une sapidité exceptionnelle. Prenez le cœur par exemple. Il l'avait dégusté en premier, alors qu'il était chaud et qu'un fumet s'épanouissait des entrailles. Tout simplement exquis. La viande glissait dans la bouche pour fondre sous la langue sans la moindre mastication. Saucé au sang, un régal ! Les muscles des membres, aussi difficiles à arracher que l'enveloppe d'une noix de coco, étaient beaucoup plus consistants, et ne comportaient pas une once de gras. Très bons pour la santé, à attaquer en premier en cas de faim pressante. Même les intestins à l'odeur de cuivre oxydé se mangeaient, mais plus en guise de dessert à cause du goût trop sucré. Des stocks s'amoncelaient dans son congélateur, mais en emporter dans le coffre de sa voiture n'était pas encore dans ses habitudes. Dorénavant, agir devenait une absolue nécessité. Tant pis, il frapperait au hasard, sans remords. Il quitta la nationale puis bifurqua par une étroite route sinueuse et bosselée à travers les champs endormis, où des lièvres imprudents croisaient parfois la lumière de ses feux.
Dame Providence était au rendez-vous, lui offrant un exploitant qui labourait une parcelle exiguë de betteraves. Ces gens-là ne dorment jamais et travaillent toujours, ils sont nés pour être les esclaves d'ogres à l'appétit infini. Encore un fermier…
Dommage, ce sont de braves gens… Mais je n'ai pas le choix…Tant pis pour lui !
Phares éteints, il rangea son véhicule dans un chemin perdu qui longeait la terre roussâtre éventrée par les lames du tracteur, puis sortit sans claquer la porte. La lune, pleine comme une chatte, submergeait de sa chevelure pailletée la campagne brune aux courbes douceâtres et harmonieuses. La lumière ambrée était suffisante pour qu'on pût le voir déguster son plat.
Prudence et rapidité d'exécution draineraient donc son intervention. Un cric oxydé collé à la main, il s'aventura vers le mastodonte insomniaque qui crachait le sang de la terre dans une benne. Le moteur du monstre vomissant se coupa. Avec ses phares ronds et son sourire niais, il ressemblait à une soucoupe volante tout droit sortie d'un film de science-fiction. L'homme au volant braqua les faisceaux acerbes sur le visage blanchi et malveillant de Sam. Ses pupilles, réduites à la taille de têtes de punaise, ne l'empêchèrent pas de s'apercevoir que le colosse aux bottines solidement ancrées dans la bourbe tendait un fusil dans sa direction.
— Qu'est-ce que vous voulez ? Fichez-moi l'camp d'ici, et vite !! pesta-t-il.
— Monsieur… Je suis tombé en panne au bord de la route ! Juste là… Tout ce que je veux, c'est passer un coup de fil à une dépanneuse !! dit Sam d'un air faussement dépité.
— Vous voyez un téléphone ici ? Et pis, vous foutez quoi avec vot' cric dans vot' main ?
Sam glissait vers sa proie avec l'agilité et l'aisance d'un anaconda à l'affût, chevauchant sans difficultés les ornières parallèles. Costaud comme un charolais, le cultivateur constituerait sans aucun doute un dîner d'exception.
— Arrêtez-vous ! Arrêtez j'vous dis ! Ou j'vous mets une volée de plombs dans l' buffet. Com' une perdrix !
L'homme leva plus haut le fusil, à hauteur d'yeux cette fois-ci, doigt sur la gâchette.
— Mais monsieur… je…
Il s'avançait encore.
— J'compte jusqu'à trois, à trois, j'tire ! gueula-t-il sans plaisanter.
— Très bien, monsieur… Je pars… Mais j'ai oublié de vous dire… Sa voix devint métallique et dissonante. J'ai tué ta femme, connard !!!
— Qu… quoi ? Qu'est… quoi que vous racontez ? Il balbutiait, décontenancé.
— J'ai buté ta femme, ducon !! Et j'ai vraiment pris mon pied avec cette sale pute !! Je t'ai ramené la grognasse par les cheveux, pour que tu puisses profiter du spectacle toi aussi !! Regarde, là… Juste sur le côté, dans les fourrés…
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