Il mordilla l'oreille de son épouse, sachant qu'elle frémissait à chaque fois. Alors que les enfants montaient se déshabiller d'eux-mêmes, Warren en profita pour zapper sur les informations régionales. Il s'assoupit un instant et fut réveillé par le nom de ManqueTurne, village qu'il connaissait bien.
— Beth, viens voir, vite !
Elle prit le T.E.R. cuisine-salon, une serviette à la main.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Chut, écoute ça !
…bitants ne comprennent pas les raisons d'une pareille atrocité. Monsieur Sarradine menait une existence paisible sans histoires. Les habitants du village, choqués, ont perdu l'un des leurs aujourd'hui. Une chapelle ardente aura lieu demain dans la soirée. La police refuse d'en dire plus sur les circonstances du crime à l'heure qu'il est. Jean-Marie Mitard, en direct de ManqueTurne, à vous les studios.
— Je passe par-là tous les jours ! Incroyable, non ? C'est vrai que ce matin, il y avait pas mal de remue-ménage, là-bas…
— J'ai manqué le début, que s'est-il passé ?
— J'ai pas tout vu non plus. Un fermier a été assassiné, alors qu'il labourait en pleine nuit. Un règlement de comptes.
— Il labourait en pleine nuit ? A-t-on idée, à des heures pareilles ? dit-elle en secouant avec lassitude la tête.
— Un fou de travail. Tu vois, il y a pire que moi ! Pauvre type…
Faute de sujets mordants et de stars à traquer à coups d'objectifs trois cents millimètres, l'affaire fut aussi diffusée aux informations nationales. Les enfants n'en manquèrent pas une miette, la bouche bée telle une tanche échouée sur une berge de galets. Warren, entretenant une attention toute particulière à ne pas les laisser visualiser ce genre d'images, se leva.
— Allez, au lit les jeunes ! Demain école. En avant, mauvaise troupe ! Une, deux ! Une, deux !
Ils marchaient au pas, bras tendus et prêts pour un défilé du quatorze juillet.
— Halte !
Ils stoppèrent net, regard fixe, menton relevé, pieds serrés.
— Saluez ! Demi-tour, droite ! Une, deux ! Une, deux !
Enfin une bonne soirée , pensa-t-il.
4
Un cri effroyable déchira la nuit.
— Mon dieu, c'est Tom !! beugla Beth, arrachée de son sommeil de granit.
— Tooom !!! hurla à son tour Warren, s'irritant les cordes vocales.
Il jaillit hors du lit, éjectant la lampe de chevet dont l'ampoule explosa en mille éclats cristallisés sur les lames du plancher. Effondrée et en sanglots, Beth priait mains jointes, oscillant d'avant en arrière. Il dévala l'escalier quatre à quatre, tandis que Tim en pleurs s'enfonçait dans les menus bras de sa mère. Les gloussements de Tom émanaient de la cuisine. Au passage, Warren cueillit le cendrier de marbre, premier objet qui lui lécha les doigts. Il est là, ce vicelard de tueur de poissons est là, dans ma maison, et il s'en prend à mon fils !!!
La lumière allumée des toilettes projetait une ellipse crue aux bords nets à l'entrée de la salle. Son fils geignait, en phase avec le tic-tac effréné de l'horloge du salon. Mais Warren ne le voyait pas, il l'entendait juste. Pas d'autres murmures, l'ignoble intrus se parquait quelque part, immobile, à une épaisseur de plâtre d'où il se trouvait. Dos plaqué au mur extérieur de la cuisine, il s'avança sans bruit, évoluant à la manière d'un crabe.
Ses traces de pieds s'esquissaient furtivement sur le carrelage gelé puis s'évanouissaient au fur et à mesure qu'il progressait.
Suffisamment rageur pour affronter ce salaud, dut-il y laisser sa peau, il bondit bras tendus par-dessus la tête, en position pour fracasser tout crâne étranger. Personne… Tom, en boule sur les genoux, caressait la truffe sèche du gentil cocker noir et blanc.
Il eût été parfaitement légitime de croire que l'animal, enroulé sur le sol, dormait paisiblement. Mais pour la première fois de sa vie, Warren vit que le chien ne souriait plus de sa bouille sympathique. Son âme avait fait son baluchon, et était partie faire une longue promenade au pays des animaux.
— Mon Dieu, Tom, qu'est-ce que tu as fait ? ne put-il se retenir de crier, encore tiraillé par la peur de sa vie.
Terrorisé par l'inactivité forcée de son compagnon, le petit était incapable d'aligner deux mots. Après une grosse respiration emplie de tristesse, il se justifia.
— C'est… c'est… c'est pas moi… Une averse de larmes lui creusait ses pommettes de bébé. Il… il était déjà comme ça…
— C'est pas grave, mon grand… viens ici, ça va aller…
Après avoir ouvert son cœur pour étreindre son fils, il abandonna, bras pendants, lorsqu'il comprit que le marmot ne lâcherait pas sa peluche défunte, presque née en même temps que lui.
— Warreeen !!! rugit Beth, perchée sur la rampe d'escalier.
— Beth ! Descends !
Il s'écroula aux côtés de son fils. Son ami de huit ans l'avait quitté sans lui adresser un dernier salut. Il le voyait encore lui mordiller les orteils de ses dents arrondies, quand Beth l'avait ramené dans un énorme paquet cadeau. Pavoisé d'un gros nœud rose autour du cou, le chiot avait passé son museau d'albâtre puis avait aboyé jovialement pour lui souhaiter un joyeux anniversaire.
Beth et Tim se mêlèrent à la funeste symphonie. La terreur et l'angoisse s'étaient invitées à un bien piètre moment.
Toutefois le petit animal, celui qui apportait toujours la vie et la joie de vivre quand ça allait mal, leur souriait quand même.
Bien que teinté d'un désespoir profond, Warren s'efforça de reprendre les rennes, sinon les racines de sa famille, attaquées par un pesticide qui les empoisonnait la nuit, pourriraient fatalement. Il prit les enfants dans ses bras, les serra fort contre sa poitrine tout en les éloignant de la chambre mortuaire.
Affolée, Beth était hors jeu. Possédée par le sourire que le chien lui avait adressé la veille, elle gloussait à s'en rompre le larynx avec une respiration saccadée et douloureuse. Warren avait consolé les enfants, du moins, ils ne pleuraient presque plus. Il allongea les deux jumeaux dans son lit, alluma lumière et télévision portative, bien qu'à de si tardives heures le programme ne soit pas ce qu'il y a de mieux pour de jeunes enfants. Il leur promit qu'il reviendrait au bras de maman dans quelques minutes. Restait un point à élucider : la façon dont Tom, celui qui avait de dangereuses crises d'insomnie, avait tué Pepsi. Les yeux de Beth, boules de billard colorées, s'infectaient de larmes sèches qui bullaient d'un réservoir quasi épuisé. Il tira, bouche serrée, sur les deux pattes arrière du chien, et une traînée cramoisie, comme laissée par les patins d'un traîneau traversant une rivière de sang, se dessina avec une réelle cruauté. Le regard plissé, il bascula son compagnon sur le dos puis s'agenouilla lourdement sur le sol, assailli d'un malaise. Un désarroi complet, solidement incrusté, se devinait aux ridules de son front, et des pétards à la mèche allumée lui remplaçaient les yeux.
— Re… regarde !! bafouilla-t-il, une main devant la bouche.
— Mon dieu, deux trous !! s'exclama-t-elle en vacillant légèrement. Ce… ce n'est pas Tom, alors ?
— On dirait que non… Même quand il était à l'hôpital, mes poissons… avaient quand même été tués… et il y avait ces deux putains de trous !!
— Mais… mais Warreeen, dis-moi ce que c'est !! Dis-le-moi, je t'en prie !!
Lestés par des balises de détresse, ses mots coulaient dans un océan d'effroi. À de si rudes instants, elle avait besoin de lui, et Dieu merci, il était là. Elle continua, effrayée.
— Il faudrait appeler la police, j'ai peur ! Oui !! Appelle la police !! Appelle-la !!
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