Dans l'impossibilité de retrouver son calme de statue grecque, il ramassa ses vêtements qu'il claqua bruyamment contre un mur, pour éliminer tout contrevenant. Sam, toujours planté aux abords du bâtiment de malheur, riait à s'en rompre la rate.
— Si tu avais pu te voir mon vieux ! Ha ! Ha ! Ha ! Génial, vraiment génial ! Digne de mes plus grandes histoires !
— Pas très amusant, Sam !!
Sa voix tremblotait encore un peu. Il le salua brièvement, mais Sam lui attrapa le bras avant de l'étreindre longuement.
— Je t'aime comme un frère, mon Warren…
Il n'ignorait pas qu'il le serrait contre lui probablement pour la dernière fois. Il remua la main jusqu'à ce que la voiture disparût dans le virage, et s'enfonça prestement dans sa cour.
Deux vifs observateurs s'étaient accroupis dans le fossé, au ras des broussailles.
— Il a pas l'air commode, le nouveau… encore moins que le vieux, susurra Éric, tendant un regard furtif.
— Et… le gars qui a hurlé, tu crois… que c'était quoi ? balbutia David, incapable de lever la tête.
— J'en sais rien, l'abattoir, sûrement ! J'me d'mande c'qu'il y a, là-dedans !
Sam réapparut sous le porche, jambes écartées et regard rivé vers la casquette rouge qui dépassait des friches. Une fois le fusil braqué dans leur direction, il arma.
— Allez, sortez d'ici petits fumiers, ou j'vous troue la peau !
La paire de têtes blondes s'esquissa. David pleurait déjà.
— M'sieur, c'est…
— Ferme ta gueule, p'tit con ! Allez, suivez-moi !!
Il les emmena dans l'abattoir, sans oublier de fermer la porte à double tour. La massive porte de métal gomma leurs cris. On ne les retrouva que le lendemain matin, couchés au bord d'un champ à l'entrée de Don Shangain. Ils ignoraient qui ils étaient, et avaient trois éléphants d'ébène chacun dans leurs poches.
Sam n'en entendit plus jamais parler…
4
En rentrant, Warren bondit sur son aquarium pour se libérer l'esprit. Les danseurs vrillaient avec leur agilité coutumière, répétant un ballet nautique qui incitait au rêve. Il les contempla une dizaine de minutes avant de se sentir légèrement retapé.
Il s'enquit de l'état de son fils malade auprès de Beth. Il ne vomissait plus, les pansements stomacaux agissaient efficacement. Par contre, il se tordait de temps à autre de douleur, se plaignant du bas-ventre comme une huître ouverte mordue par un soleil de plomb. Soupçonneuse d'une appendicite, Beth avait, par sécurité, appelé son médecin traitant, qui n'avait rien remarqué de particulier.
« Probablement les derniers effets de la crise de foie », avait-il annoncé tout en lui conseillant d'aller faire des examens plus approfondis à l'hôpital en cas de récidive.
Warren s'offrit un dernier bain purificateur, utilisant du liquide à la pomme verte à la place de l'eau bénite et un gant de crin capable d'effriter le béton comme décapeur. Il avait conté, non sans un amer dégoût, sa mésaventure à Beth, qui avalait sa salive plus difficilement à la fin du récit. Elle avait dû s'imaginer cette masse grouillante lui infecter ses cheveux de princesse. Quant à lui, il n'était plus près de mettre les pieds là-bas…
Avant de se coucher, il inspecta à la loupe les angles de la chambre, une sandale de cuir en guise de matraque. À la simple vue d'un de ces insectes répugnants, il cognerait à en décoller le plâtre. Le tour de reconnaissance, qui valait une perquisition chez un trafiquant de drogue, dura cinq minutes. En s'allongeant, il dut se résigner : désormais, il avait la phobie des araignées…
Avant de s'endormir, il compta un bon millier de moutons, dont la moitié se cassait une patte en sautant les haies tellement il était perturbé. Fourmis et arachnides fanfaronnèrent avec acharnement dans son esprit, puis s'estompèrent rapidement pour être remplacés par des poissons minuscules, des bancs complets, qui oscillaient entre les gorgones, les éponges et les coraux dans les eaux turquoise d'une île féerique. Elle existait sûrement, quelque part…
5
Le lendemain matin, un corps inanimé de baliste errait, bercé au gré des courants clapotant sur les parois de l'aquarium.
Warren, inconsolable, caressa une dernière fois la peau d'olive de son ex-protégé, et au passage de ses phalanges, il devina une irrégularité, juste à gauche de la nageoire dorsale. Oui, deux trous minimes, tout juste plus gros que des yeux de puce ! Il les distinguait nettement, désormais ! Il s'empara de son pavé rangé dans la vitrine, « les Poissons tropicaux. » Page 241–245 : le baliste. Son index ankylosé léchait les lignes en s'imprégnant du sens des mots. Anatomie, aspect, particularités, maladies : aucune mention sur ces maudits cratères. Telle une braise mal éteinte, ses yeux retrouvèrent une pointe d'éclat. Il vola au fond du jardin, s'empressant d'y déterrer le sachet plastique soigneusement fermé. Beth, apercevant de la cuisine une boule au pyjama rayé qui creusait la terre, devina que son mari jouait encore les fossoyeurs. Persuadé de découvrir ce stigmate sur le premier poisson, il dénoua hâtivement le sac, mais les mâchoires du temps avaient déjà œuvré efficacement : la peau devenue sèche de l'animal se déchira comme un timbre mouillé au passage de ses doigts. Même les yeux avaient quitté le navire, laissant place à deux cavités béantes. Cuit par son échec, il reboucha sans goût le trou mortuaire avec un occupant de plus, un locataire on ne peut plus calme…
Il s'astiqua les mains à s'en user les doigts.
— Encore un ? demanda Beth, le rassurant d'un bisou claquant.
— Oui, incompréhensible, répondit-il, le regard terne. Une saleté de virus, j'en suis certain. Aujourd'hui, je vais tout purifier ! Le grand ménage…
Il soupira. Nettoyer son aquarium, c'était décider de repeindre la Statue de la Liberté. Aspirer les trois mètres cubes d'eau de mer, transvaser tous les poissons dans la baignoire remplie d'eau salée à trente degrés, purifier les décors, laver les vitres, nettoyer les pompes, purger le circuit d'eau, désinfecter le bassin vide, rincer abondamment, et finalement refaire toutes ces étapes en sens inverse. Une galère composée d'un seul esclave pour ramer. Il ne s'attachait à cette tâche que deux fois par an, et la dernière fois, c'était en juin. Ça lui dévorait sa journée, suçait son énergie, bouffait son week-end. Et comme installer une arche de Noé dans une baignoire n'est pas chose aisée, Beth écopait aussi de son quota de labeur.
Tom, bien que capable de se lever et de chahuter, était contraint de s'allonger périodiquement, tiraillé de l'intérieur par de microscopiques individus. Heureusement son frère, habile sentinelle, hurlait à la moindre alerte, sur quoi Beth déboulait dans la seconde, chargée de bisous.
Ce week-end-là n'était pas à ranger dans leur album de souvenirs, mais le lundi effaçait toujours les soucis des jours précédents. Sauf cette fois-là…
Chapitre 4
Le club des paumés
1
Lundi matin. La nuit, Warren avait navigué entre imaginaire et réalité, à demi endormi, à demi conscient. Contraint d'abandonner l'oreiller plusieurs fois pour vérifier si ses poissons ne succombaient pas, il profitait de l'occasion pour contrôler l'état de Tom, qui avait la chance de dormir d'un sommeil de volcan éteint. Un repos réparateur l'enveloppa aux environs de trois heures. L'eau du bassin avait sûrement été contaminée par un microbe, mais maintenant le problème était réglé, semblait-il…
À son réveil, l'odeur langoureuse du lard lui confirma que les cubes d'une vie tranquille s'emboîtaient de nouveau les uns dans les autres. Il lorgna, yeux collés, le plafond immaculé en se levant. Pas d'araignée.
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