Chapitre 3
Un sale week-end
1
Warren émergea le lendemain, le samedi, la tête un peu plus lourde qu'à l'accoutumée. Persuadé qu'il aurait suffi d'enfoncer un robinet à l'arrière de son crâne pour que le calvados coulât à flots, il laissa encore quelques instants l'alcool se distiller en s'immergeant dans de proches souvenirs. Le récit de Sam avait été tellement prenant ! Si intense, si réel, si glacial ! Et le coup de l'araignée ! Mémorable ! Un caviar, une histoire à narrer à ses futurs petits-enfants ! Maintenant qu'il était de retour, ils s'organisaient jusqu'à plus soif d'excellentes soirées comme celle-là. Cela changerait des repas ronflants aux côtés des collègues du bureau, où le mot travail rebondissait entre les bouches comme une balle sur un terrain de tennis. Oui, sa vie allait enfin refleurir !
Il avait décidé qu'il écumerait banquettes et divans aujourd'hui. Le week-end, c'était fait pour musarder et dévorer à grandes bouchées ce qu'il vous était proscrit de faire la semaine, c'est-à-dire rien. Il s'arracha de son nid péniblement, cheveux pêle-mêle, idées dans les mauvaises cases. 11 h 13, déjà.
Sa montre… Superbe… Il n'y pensait même plus. Le gros cadran… Génial… Elle va même dans l'eau, cent mètres ! Il s'amusa un court instant avec les boutons, puis se força à descendre. Beth finissait de ranger la ménagère. Elle lui jeta un baiser à la fronde. Il empestait l'alcool, et aurait flambé sur place si elle avait eu le malheur de craquer une allumette.
— Oh là ! Tu dois avoir mal au crâne toi, et pas un petit peu en plus ! se contenta-t-elle de dire, un fin sourire aux lèvres.
Elle plongea un cachet d'aspirine, réparateur de gueules de bois, dans un grand verre d'eau. En avisée calculatrice qu'elle était, elle avait préparé le médicament en découvrant avec étonnement la bouteille ramenée de Bretagne léchée jusqu'à la dernière goutte.
— Oui, quand même. Mais ça a été une bonne soirée, hein ?
— Oui, mon chéri. Ça fait du bien de revoir des gens qu'on apprécie.
L'air de Beth s'aggrava, le soleil de ses pommettes se cacha derrière un opaque nuage d'anxiété. Elle attendit en trépignant que Warren vidât son verre.
— Un de tes poissons est mort ! Je l'ai trouvé ce matin flottant à la surface de l'eau, en débarrassant le living.
— Merde ! Ses yeux, éraillés par d'effilés vaisseaux sanguins qui confluaient à certains endroits, s'agrandirent. Lequel ?
— Le poisson-clown…
— Mince alors ! Ça faisait longtemps que je n'en avais pas perdu un…
Il se dressa brutalement et se rua dans le salon. Déraciné de son sommeil par un claquement de porte, le chien leva son museau de soie, étonné par un tel remue-ménage. Warren avait oublié qu'il avait mal à la tête, mais sa tempe pulsait. Sa femme, pas plus que les enfants d'ailleurs, n'avaient le droit de toucher à son jardin secret. Elle avait donc laissé le corps sans vie là où il se trouvait : dans l'angle, ballotté avec mollesse par les minuscules ondulations induites par la pompe à eau. Ses couleurs, orange vif et blanc-neige, ne laissaient pourtant pas transparaître la mort. Beth s'approcha, lui posant ensuite une main fluette sur l'épaule.
— Alors, qu'en penses-tu ? Virus ?
— Je ne crois pas, murmura-t-il religieusement. Je m'en serais aperçu. Un poisson malade, on le voit tout de suite. Il perd ses couleurs, et traîne au fond du bassin… Non, lui se portait comme un charme. Une bagarre, peut-être… Tu peux aller me chercher un petit sachet, s'il te plaît ?
Bibliquement, Beth acquiesça. Il s'empara de l'épuisette verdâtre à long manche, soigneusement rangée derrière l'aquarium, et pêcha le cadavre, le soulevant avec autant d'attention qu'un nouveau-né pour ne pas abîmer ses nageoires nacrées. Avant de l'allonger dans son cercueil de plastique, il lui adressa quelques mots à voix basse. Les poissons aussi ont un Dieu. Immobilisé au fond du jardin, il ferma le sachet avant de procéder à l'enterrement. Ses poissons étaient la troisième merveille du monde, après sa femme et ses enfants.
Le téléphone retentit de sa sonnerie mourante, spécialement choisie par Warren pour ne pas le gêner lorsqu'il œuvrait dans son bureau. C'était madame Simon, la directrice de l'école des enfants.
— Madame Wallace ? Bonjour, madame Simon à l'appareil. Tom est malade… Mais ça n'est pas grave, ne vous inquiétez pas ! Crise de foie… Le médecin est venu, il y a à peine un quart d'heure.
Beth souffla un peu, la pression diminua graduellement.
Quand elle avait reconnu la voix de la directrice, son sang avait emprunté la voie rapide, sachant que ce genre de coup de téléphone rimait la plupart du temps avec problèmes ou maladie. Une crise de foie, pas si alarmant que cela, après tout.
— Pourtant, il n'a pas mangé énormément de sucreries, se justifia-t-elle. Juste un morceau de gâteau hier soir, pour l'anniversaire de son père.
— Bah ! Vous savez, parfois, il suffit d'une broutille. Tim, lui, se porte à merveille. Vous pouvez venir les chercher si vous le désirez. Tom est couché sagement à l'infirmerie, mais il serait mieux auprès de sa famille, je pense.
— Évidemment… J'arrive tout de suite !
Elle appela son mari, planté au milieu de la pelouse et genoux sur le sol. Il se dressa, une pelle à la main.
— Tom est malade !! Crise de foie ! Je cours le chercher… Je ramène Tim en même temps…
Warren était pâle, l'aspirine s'était trompée de direction en décidant de lui repeindre le visage. L'alcool — un traître parmi les traîtres —, le poisson, qui avait écopé d'un carton rouge définitif, et son fils, dont le foie avait décidé de faire grève, n'arrangeaient pas les choses. Il acquiesça.
— Tu veux que je t'accompagne ?
— Non, pas le temps !! Tu n'es même pas habillé, et assez mal en point ! Je file, à tout à l'heure !
Hormis la trace de vomi sur sa nouvelle salopette de jean, Tom se portait bien. Beth le mit coucher, après lui avoir administré deux gélules à base d'argile — une sorte de pansement gastrique — et un suppositoire. Tom, comme tous les enfants, détestait avoir affaire à ce médicament ovoïde. Jamais très agréable de recevoir un missile entre les fesses. Ce week-end, la famille ne mettrait pas le nez dehors. Dommage, l'été grillait ses dernières cartouches de ciel bleu.
En fin d'après-midi, Warren tournait en rond à en user le carrelage. Il avait prévu de se rendre avec Beth chez Sam, mais la crise de Tom avait sérieusement compromis ses perspectives.
Il se jetait dans le canapé, zappait à s'en fracturer le pouce, bondissait sans raison, roulait jusqu'au jardin pour ne rien faire, glissait dans la cuisine, et tournoyait autour de sa femme comme un bourdon. Beth avait, bien entendu, remarqué son manège.
— Allez, tu n'as qu'à y aller seul. Passe-lui le bonjour de ma part !
Il sauta de joie intérieurement. Buuut !! pensa-t-il.
— Tu es sûr que ça va aller ma chérie ? Et si elle disait non ?
— Mais oui, ne t'inquiète pas ! Tom dort, gavé de médicaments, et Tim s'amuse dans sa chambre.
Yes ! Yes !
— Je t'aime.
— Moi aussi. À tout à l'heure.
Il lui vola un baiser, et se volatilisa.
2
Éric sifflait, doigts groupés par deux de chaque côté de la bouche, depuis le champ situé derrière la chambre de chez David. Le galibot était tapi sous le muret de crépi, hors de portée des regards adultes. La fenêtre mansardée du haut grinça.
— Alors, tu viens, je t'attends ! s'écria-t-il. L'abattoir, t'as pas oublié, j'espère ?
Читать дальше