Franck Thilliez - Conscience animale

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Et si se terrait en chacun de nous une animalité sanguinaire ? Et s'il était possible par un sacrifice bien mené de la réveiller ? Et si un homme avait précisément en tête d'user de ce savoir secret pour mettre en place une gigantesque entreprise assassine ? C'est dans le tourbillon de tous ces « si » que vont être aspirés Warren, père de famille presque ordinaire, Sharko, inspecteur tenace et téméraire, Moulin, jeune recrue faisant ses premières armes, et Neil, linguiste pour le moins singulier.
Nouant leur destin dans une enquête balisée par le sang et la cruauté, ils devront affronter l'impensable pour réaliser l'impossible. Mais quel sera le coût de cet impossible ?

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— Moins fort, on va t'entendre ! chuchota David en se retournant pour lorgner toute présence incongrue dans l'escalier. Ma mère m'a puni. C'est… à cause d'hier soir… je suis rentré après 7 h 00, et elle a gueulé !

— Pas cool… Tu lui as pas dit au moins qu'on était là-bas ? s'inquiéta Éric, qui n'ignorait pas comme tous les gamins du village que s'approcher de cette ferme était formellement interdit, à cause du caractère trop fantasque du vieil agriculteur.

— J'suis pas fou ! Elle m'aurait foutu un marron sinon !

— Allez, viens ! On va bien s'marrer ! Regarde, j'ai mon pistolet à billes, on pourra dégommer des pigeons !!

David s'affichait comme un expert de l'évasion, et de toute façon, désobéir n'était que le devoir des marmots.

— Bon, j'arrive !! Attends-moi !

Éric, heureux comme un pape, infligea d'effrénés coups de pied circulaires sur la luzerne qui tapissait le sol alvéolé. David se laissa glisser sur les tuiles, ce qui le gratifia d'une belle traînée d'ardoise sur le short, s'agrippa à la gouttière branlante, s'y suspendit, et roula dans le gazon. En moins d'un souffle, les garçons s'enfonçaient dans le maïs du champ voisin.

3

Warren n'éprouva pas de difficultés particulières pour se rendre au village, Don Shangain, un nom à faire sortir les vampires de leur cercueil. Sam lui avait légué un plan griffonné, mais assez détaillé. En revanche, dénicher la ferme relevait d'un tour de force spectaculaire. Sam avait judicieusement choisi son endroit : un trou au milieu d'un trou. Après avoir longé la forêt de Laigue, infinie, sur une bonne dizaine de kilomètres, il s'était engagé sur une route qui aurait difficilement pu être référencée dans la catégorie des communales : il l'aurait inondée rien qu'en s'y allégeant la vessie ! Une poignée de maisons clairsemées avaient jalonné le trajet, puis une absence totale de civilisation avait pris le relais. À destination, force fut de constater qu'il ne pouvait s'aventurer plus en profondeur, car le chemin de terre d'une centaine de mètres, qui slalomait jusqu'à la demeure, lui aurait démoli son bas de caisse. La Simca antédiluvienne de Sam, garée à l'américaine devant l'allée principale, ne craignait ni les bosses, ni même une pluie de météorites. Warren se faufila sous le porche, colossal arc de ciment blanchâtre, puis se cloua au centre du U formé par les différentes bâtisses, accompagné d'un escadron hippie de dindes et de poules au plumage huileux. L'endroit, assombri par le caractère viril de la forêt avoisinante, suait l'austérité.

— C'est moi ! Il y a quelqu'un ? s'écria-t-il, utilisant ses mains en porte-voix.

— Oui j'arrive !

Sam surgit de la grange, et les deux volumineux sacs-poubelle scellés à chacune de ses paumes le faisaient ressembler à une balance de Roberval. Nullement essoufflé par l'effort de lever par bras presque le poids d'un demi-homme, il les largua contre la palissade, à l'ombre. Warren ne prêta pas attention au sternum qui perça le plastique noir.

— Je vide la grange. Un peu trop de fourbi là-dedans. Suis-moi ! s'exclama-t-il en se frottant son visage épaissi d'une couche de poussière.

Ils longèrent une ancienne étable hors service, cinq boxes de chevaux crottés et vides, ainsi qu'un établi à outils plus grand à lui tout seul qu'un F2 en plein Paris. De l'autre côté s'étalait un bâtiment d'une quinzaine de mètres, du genre stand de tir couvert. Des gravillons crème, entachés de déjections animales, recouvraient pêle-mêle en une triple épaisseur une bonne partie de la cour. Ils se plantèrent un instant devant l'habitation, puis y pénétrèrent.

— Voici mon lieu de vie !

Cela coïncidait avec l'image floue et granuleuse que Warren se faisait des fermettes. Toutes les pièces, chaleureuses et poétiques, étaient alignées les unes derrière les autres tels des wagons-lits. Pas d'étage, ni de cave ni d'escalier. Un long couloir aux murs bosselés, éventré par un carrelage qui avait volé les couleurs et les taches à une vache à lait, irriguait chaque pièce. Le salon moyenâgeux, archétype même du milieu rural ainsi que des gens du terroir, présentait en son milieu une massive cheminée de granit rose façonnée d'une main rugueuse et pourtant appliquée. Des chevrons, trognons d'arbres centenaires, soutenaient transversalement un plafond situé à plus de trois mètres, et dégageaient une telle prestance que Warren se demandait comment ils avaient pu être hissés jusque-là. Tout autour, des meubles rustiques et naturels, taillés dans un seul bloc de chêne, s'étaient enracinés contre le mur de pierres anthracite, tandis qu'au-dessus une tête de sanglier, aux poils rugueux et argentés, ainsi qu'un buste de cerf, coiffé de bois majestueux, surveillaient, de leurs agates couleur café, une porte qui découpait la pièce. Entre les deux animaux, un grossier fusil de chasse, en parfait état de marche, s'exhibait fièrement telle une œuvre d'art.

Sam, dont le style tranchait avec le reste comme un point noir sur le visage d'une mariée, avait réarrangé ce salon plus à son goût. Des statues de bois africaines gardaient chaque coin, une lance à la main, prêtes à frapper. Avec des jambes démesurément longues et noueuses de l'épaisseur d'un bâton de réglisse, elles matérialisaient des mutants au ventre rond, plein telle une boule de suif. Toutes arboraient sans exception un visage hideux, et certains nez crochus, ignobles, servaient même au personnage miteux de troisième jambe. Warren, encerclé par cette tribu zombie sortie tout droit d'un film de Wes Craven, se sentit aussitôt mal à l'aise.

Les deux hommes s'enlisèrent dans des fauteuils en cuir vieilli aux accoudoirs imposants, qui dataient des années cinquante. Sam lui proposa, dans la foulée, un verre de « Royal Rhum » à cinquante-cinq degrés. Après de concis échanges sur le domaine agricole, il lui conta sans tarder un panel de ses innombrables exploits ramenés de ses voyages. Des histoires à effrayer un fantôme professionnel, si crues que Warren n'en croyait pas ses oreilles. Des malades, vraiment des malades , pensa-t-il. Et encore, Sam ne lui avait révélé que ce qui se laissait entendre.

Au fil des récits, Warren constata qu'une obscurité peu commune à ce moment de la journée s'était implantée dans le séjour, et qu'une fraîcheur inhabituelle semblait émaner du plafond. Tandis que Sam lui narrait avec entrain une chronique morbide, lui roulait des yeux, effaré par ces statues répugnantes qui ne cessaient de le dévisager de leur regard tant calciné que frigorifiant. Il leva la tête, unique moyen pour fuir cette troupe antipathique, mais le sanglier veillait lui aussi, et l'avisait de ne pas broncher en étalant ses deux défenses acérées. Refroidi, il changea de direction, mais une araignée, incrustée dans le creux de l'oreille du cerf, le croquait à distance, tout en tricotant un sarcophage de soie pour un moustique momifié. Cloué à son siège par une bouffée d'angoisse, il s'affola, alors que l'imperturbable narrateur débitait sans se lasser des anecdotes à vous faire cauchemarder jusqu'au terme de votre vie…

— Excuse-moi Sam, mais je vais devoir y aller, le coupa-t-il d'un timbre de voix qui trahissait sa terreur. Le temps passe vite, et Beth m'attend probablement à l'heure qu'il est. Tu sais, avec Tom malade…

— Pas de problèmes !! Viens avec moi, je vais te montrer une dernière chose !

Il franchirent la cour pour se rendre juste en face, auprès du bâtiment qui jouxtait perpendiculairement la grange. Le visage léché par la chaleur de l'astre réparateur, l'angoisse gommée par les rayons brûlants, Warren retrouva enfin ses aises. Le duo se présenta devant la bâtisse de briques fissurées, démunie de fenêtres. Sam poussa l'imposante porte de métal, fermée à clé.

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