— Une sorte de dernière confession ?
— Si l'on veut… Ça leur permettait d'avoir une place privilégiée au royaume des morts. Mais le pouvoir de ces mots était immense, et à ne pas mettre entre toutes les mains. Certains des explorateurs s'en étaient servis pour faire de la magie noire. On les avait retrouvés au camp, le cœur arraché.
Il ne plaisantait pas, et de peur de réveiller des souvenirs ensevelis qui semblaient douloureux, il parlait à voix basse.
— C'est effroyable… Et ici, qu'est-ce que ça raconte ? chuchota Warren, refroidi par l'anecdote.
— Vous allez un peu vite en besogne, cher ami ! objecta-t-il d'un ton franc. Je ne connais pas ce langage. Ça semble être un dérivé du Dogon, langage d'une communauté d'Afrique Noire. Ce que je peux vous affirmer, c'est que vous avez mis la main sur quelque chose qui ne devrait même pas exister, et qui pourrait s'avérer dangereux.
Son regard redevint livide.
— Mais je me demande si ça n'est pas une arnaque…
Il jeta le livre sur la table.
— Monsieur, désolé, mais je ne puis pas faire grand-chose pour vous…
Dos tourné, il s'aventura dans sa jungle d'ouvrages. Warren, peu habitué à l'échec, ne démordit pas.
— Monsieur ! Écoutez-moi s'il vous plaît !! Un vieillard venu de nulle part me remet trois livres, qu'il sort de son chapeau de magicien. Puis il disparaît, ni vu, ni connu ! Comble de la bizarrerie, le premier bouquin parle de la linotte mélodieuse, un oiseau qu'on ne trouve même pas dans nos régions, et moi, ça fait plusieurs fois que j'en vois une ! Même qu'elle avait failli casser le carreau chez le vétérinaire ! Ah oui, parce qu'il faut que je vous dise ! Je me lève la nuit, sans m'en rendre compte, je tue mes poissons, mon chien ! Vous savez comment ?
Tourmenté par l'état de surexcitation avancé de Warren, le traducteur daigna se tourner.
— Non…
— Deux aiguilles à tricoter en plein cœur ! Et c'est pas tout, après, je lui ai fait boire de l'eau de javel, parce que ça n'avait pas suffi apparemment ! Autre bonne nouvelle, j'étais à la limite d'empoisonner mon fils avec des médicaments qui lui sont interdits !! Alors, voyez-vous, je ne crois pas que tout ceci soit une arnaque, ou alors je suis le premier à ne pas être au courant !!!
Réputé pour sa capacité à garder un calme de lac gelé dans les situations les plus critiques, il n'avait pas, cette fois, contrôlé ses impulsions. L'ami des livres, touché par la loyauté de son client, lui tendit une main, véritable morceau de bois séché, en allongeant un regard cordial.
— Très bien monsieur, je vais faire mon possible pour vous aider. Si tout cela est bien réel, c'est dans mon intérêt autant que le vôtre d'élucider cette énigme. On ne peut pas dire que je croule sous le boulot en ce moment, si vous voyez ce que je veux dire. Les trois quarts des gens, quand ils voient où j'habite, font demi-tour, sans même prendre la peine de me rencontrer. Parmi ceux qui frappent, la moitié s'efface en me voyant. Si vous faites le bilan, il ne reste pas grand monde…
Je les comprends…
— Je vous sers un café ?
Warren ne voulait pas mourir maintenant en ingurgitant ce poison. Le farfadet n'avait pas de cafetière, ou plutôt si, tout dépend de la définition qu'on en donne. Papier-toilette en guise de filtre, marc déjà utilisé à la place du café, le tout baigné dans une eau calcifiée qui sortait d'un robinet rouillé. Pour sûr, ce tord-boyaux aurait fait fureur au bureau, et il l'offrirait accessoirement un jour aux gens qu'il n'aimait pas…
— Non, ça va aller ! En tout cas, moi, je vous remercie pour tout. Comment va se dérouler la suite des événements ?
— Très simple. Il plia son index sur la couverture. Je retrouve l'origine de ce langage, cela ne devrait pas être trop long, trois jours tout au plus. Ensuite j'attaque la traduction… Il feuilleta une nouvelle fois rapidement la centaine de pages. Il n'y a pas beaucoup de texte, cela devrait aller assez vite. Mais rien n'est sûr. Vous savez, il n'existe pas de dictionnaires qui font la traduction en français, il ne faut pas rêver ! Cette langue est peut-être parlée par cinquante individus dans le monde, alors vous comprenez…
Oui je comprends, tu veux faire monter les enchères…
— Faites-moi part de vos recherches au fur et à mesure ! Je vous appelle dès demain !
— Très bien, monsieur Wallace !
Sympathique le gars, tout de même, admit Warren, qui avait la mauvaise habitude de méjuger avec hâte.
Une fois les honoraires de ministre réglés, il s'envola direction la maison. Soulagé, il pressentait qu'ordre et logique guideraient sans tarder ses pas. Il truciderait encore une poignée de poissons, et après, retour probable à une mer calme. Pour protéger sa famille de ses intempestives humeurs, il avait déjà prévu de dormir sur le canapé. Faute d'étaler la vérité, il leur était redevable d'au moins ça…
3
Lionel arriva comme convenu aux alentours de 20 h 00 chez Sam. Lui aussi avait eu toutes les peines du monde pour trouver la fermette, mais heureusement, en bon dépressif qu'il était, il avait pris de la marge.
— Salut Lionel ! Je t'attendais, sourit Sam.
— Bonjour Sam… Il baissa les yeux et shoota dans une ribambelle de gravillons, mains avalées par ses poches. Tu sais, j'ai failli ne pas venir. Pas trop le moral ce soir… J'espère que ça va aller mieux, je ne voudrais pas gâcher la soirée…
Sam le fit entrer.
— Mais non, ça va aller, ne t'inquiète pas. Vodka ?
Sam était le serpent dans le jardin d'Eden, persuadé que ce mot magique aurait le même effet sur Lionel que le fruit défendu sur Ève. Avant même que l'invité eût le temps d'ouvrir la bouche, il l'avait déjà servi gracieusement.
— Merci ! Tu n'en prends pas ?
— Whisky plutôt pour moi… Santé ! Et n'oublions pas, nous sommes des êtres…
— Exceptionnels ! compléta-t-il, amusé.
Le sédatif léger que Sam avait dissout dans l'alcool plongea sans tarder la victime dans un état végétatif. Car, de toute évidence, même un paumé pris de court n'aurait sûrement pas accepté ce changement radical de vie. Dorénavant, il s'agissait de l'installer progressivement dans l'ambiance pour le préparer psychologiquement à subir une lobotomie salvatrice. Après un quatrième verre bien tassé, Sam apporta des tranches de rôti accompagnées de pommes de terre trop cuites. Pour la viande, il ne s'était pas foulé. Il avait pioché dans le congélateur et découpé ce qui restait de jambe au vieux fermier. Cuite à thermostat moyen, la chair humaine s'identifiait ni plus ni moins à du sanglier, avec un goût légèrement plus prononcé, mais le gangrené de l'âme, imbibé de vodka et prêt à s'embraser telle la flamme olympique, ne s'en apercevrait pas.
— Tu sais, dit Sam en lui servant un épais morceau de ce qui s'apparentait à un quadriceps, j'ai une méthode pour chasser les dépressions. Une recette de grand-mère, mais ça marche !
— Ah… Ah bon, j'en aurais bien besoin tu sais… C'est quoi, une infusion au tilleul ?
Il se mit à rire et frôla l'étranglement, un morceau s'étant rangé dans son larynx. Le mélange d'alcool et de cachets était une bombe, et Dieu seul sait les dégâts qu'il pouvait lui causer dans l'organisme.
— Non, non, ce n'est pas ce genre de recette ! objecta-t-il à voix basse, en secouant le tête. Je te montrerai tout à l'heure, tu verras, c'est extraordinaire ! À la tienne !
Servis par Dionysos en personne, les deux verres de vin tintèrent jusqu'aux oreilles de la tête de sanglier.
À la fin du repas qui fut, malgré de justifiés a priori, un véritable régal, Sam traîna Lionel par le bras. Le moment tant attendu était sur le point d'éclore.
Читать дальше