— Alors, on fait moins le malin maintenant ? lança Moulin, le regard malicieux.
Warren n'avait jamais avoué qu'il avait tué quelqu'un. Il fonça, débitant une parcelle de la vérité.
— Je… je me lève la nuit, inconscient de mes actes. Oui, j'ai tué mon chien, mes poissons… La nuit dernière, j'ai tué un rat dans le jardin… Un simple rat. Ça n'est pas un meurtre, ça ? Vous pourrez vérifier, il se trouve encore au fond de ma poubelle ! Vous… vous n'avez pas le droit de m'arrêter comme ça ! Pour quoi je vais passer moi ? Je… n'avertissez pas ma femme, je vous en prie… Mes enfants, nooon !
Plus imperméable qu'un dessus de cercueil, l'inspecteur ne faiblit pas, surtout pas devant un si sadique boucher.
— Si, il le faut. Vous aurez tout le temps d'expliquer ça au poste. Vraiment tout le temps, croyez-moi !
Warren était passé de glousser à brailler, conscient que son avenir était loin de se présenter sous les meilleurs auspices.
5
Au commissariat, il avait droit à un appel de deux minutes.
Englouti par un gigantesque tremblement de terre, son monde s'écroulait et emporterait probablement sa femme et ses enfants.
Ce moment pendant lequel la sonnerie retentit, acerbe et stridente, fut le pire instant de sa vie.
— Oui ?
La voix de Beth, si douce…
— Ch… chérie, c'est moi… Je… je t'appelle du poste de police…
— Mon Dieu ! Qu'est-ce qui est arrivé ? s'écria-t-elle, déjà gagnée par la panique.
— Ils… ils m'ont arrêté…
Beth avait le cœur au bord de la bouche. Il continua.
— Ils… ils me soupçonnent de tous ces meurtres… Ils… ils me croient responsable… Ils vont m'enfermer…
— Nooon ! Mais c'est pas possible ! Warren, dis-moi que c'est pas vrai ! Je t'en supplie ! Warreeen !
Elle craquait, fort légitimement.
— Chérie !! Chérie, écoute-moi ! Écoute-moi… Ça… ça n'est pas moi, ils se trompent… Tu sais… les poissons, le chien… c'était… moi… mais pas ces meurtres !
Elle était la dernière à savoir pour les bêtes.
— Qu… qu… q…
— Oui, je dois être malade… Je… je me lève la nuit, inconscient… et j'ai fait ces actes… C'est ignoble… mais… je ne suis pas un assassin !
Beth n'arrivait plus à écouter. Un microscopique maçon lui briquetait la raison, et chaque syllabe prononcée par son mari lui perforait le cœur. Elle lâcha le combiné, qui se fendit en deux sur le sol.
— Chérie !! Chérie !! Allô !!
— C'est terminé, Wallace ! Au trou !!
On lui arracha le téléphone des mains, puis on l'enferma, seul, au fond de ce commissariat miteux…
6
Dos contre la tapisserie, tête entre les jambes, Beth s'enroula sur le carrelage. Une fine flaque salée s'esquissait sur le sol, et le maquillage qui coulait la faisait ressembler à un carré d'as.
Son cœur, entaillé par la déception, la peur et l'incompréhension, saignait de chagrin, alors qu'un essaim d'ondes néfastes gagnait ses pensées les plus pures. Son mari, l'homme qui dormait à ses côtés, celui qui adorait ses enfants plus que sa propre chair, celui qui n'osait même pas écraser une chenille, celui-là, un meurtrier ? Non, bien sûr que non ! Ils se trompaient ! Ces idiots commettaient la plus grosse erreur de toute leur vie, et elle saurait le leur faire payer. Mais pour le chien, les poissons, ses propres poissons, ses chéris. Pourquoi ?
Et son gentil cocker, qu'il aimait tant ! Il leur avait demandé de s'enfermer dans la chambre, alors qu'il savait que c'était lui l'auteur de ces actes insensés ! Il aurait osé les toucher, eux, sa famille ? Qu'est-ce qui lui arrivait ? Elle s'étendit de plus belle sur le sol, agonisante. La Terre s'était soudainement arrêtée de tourner.
La fragile linotte peina pour se faufiler par la fenêtre mi-ouverte. Elle vint se planter en plein milieu de la table du salon, puis se mit à piailler de tout son saoul, se dandinant comme une otarie de spectacle qui attend qu'on lui jette ses poissons. Ces cris n'avaient pas leur place ici, pas maintenant en tous cas.
Bien que plus rien n'eût d'importance, Beth leva tout de même la tête, et laissa son regard fondre dans ces deux petits grains de café qui l'observaient sans démordre. L'oiseau perdait du sang de dessous de son aile, incapable d'empêcher de poisseuses gouttes de tacher ses jolies plumes. Poussant de ses deux mains sur le carrelage gelé, Beth se dressa pour s'approcher du volatile qui ne bougeait pas d'une once. Elle tendit une main discrète, pensant qu'il allait s'envoler, mais il rebondit en quatre sauts improvisés pour venir se loger dans le creux de sa paume.
Après avoir doublé de volume en gonflant son plumage, il abrita ses brindilles de pattes sous son duvet huileux, se donnant un air de martyre.
— Oh ! Mon pauvre bébé ! Tu as mal ?
Elle souleva méticuleusement l'aile blessée, et aussi appliquée fût-elle, la linotte poussa un cri faible, une plainte de douleur. Un plomb de chasseur lui chatouillait méchamment les fragiles ramilles qui lui servaient de côtes.
— Ne bouge pas, je vais chercher un désinfectant et une pince. Je vais m'occuper de toi… Attends-moi ici, d'accord ?
L'animal émit un son aigu en guise de réponse. Elle l'installa sur le canapé, bizarrement elle savait qu'il ne s'envolerait pas. Une fois le nécessaire rassemblé, elle ôta, adroite chirurgienne, l'objet intrus de son corps, puis appuya longuement avec un coton imbibé d'alcool à soixante-dix degrés. L'acrobate des airs avait les yeux mi-clos, signe incontestable d'une sensation de bien-être. Elle lui caressait du bout de l'auriculaire le dessus de la tête, pas plus grosse qu'un dé à coudre.
— Voilà… Ça va aller ma petite…
Afin d'éviter que les saignements ne reprissent, elle colla un adhésif sur le plumage. Le malingre volatile se dressa fièrement et courut, de ses minuscules enjambées, s'installer à côté d'elle dans le sofa.
— Hé ! Mais c'est que tu y prends goût à ce qu'on s'occupe de toi !
Le frêle ténor lui répondit par un petit claquement de bec. Il recommença à piailler, laissant jaillir des vocalises nuancées qui avaient presque le ton d'un monologue. Même ses yeux prenaient différentes expressions, passant d'une forme en amande à celle d'un quartier de lune. Beth en resta perplexe. Il continuait, continuait, haussant le ton, s'agitant sur une patte, puis l'autre, comme un soldat qui marque le pas.
— Mais… mais… qu'est-ce que tu veux ? Tu…
Il se glissa sur son épaule d'un vol précis, si proche de son visage qu'elle pouvait voir son image inversée dans ses billes noires. En lui pinçant le chemisier, il émit des battements d'ailes tellement saccadés que des plumes volèrent en fouillis dans toute la pièce. Il la tirait juste pour qu'elle se levât, ce qu'elle fut forcée de faire.
— Mais qu'est-ce que tu veux exactement ?
Il gazouilla de plus belle puis s'éclipsa par la fenêtre, en marche arrière. Beth accourut derrière lui, et elle l'aperçut, niché sur sa voiture. Il sautillait, exprimant grâce aux clapotis de ses ongles sur la carrosserie un authentique sentiment d'impatience.
Pendant ces dix minutes, elle avait oublié l'enfer qu'elle vivait. La seule différence était que désormais, elle se sentait d'attaque à affronter la réalité, comme revigorée par ce délicat être de chair.
Non ! Mon mari n'y est pour rien. Je vais le sortir de là.
Mon pauvre chéri, seul avec ces salauds.
Dès sa fine veste enfilée, elle s'enfourna dans sa voiture. La reine du ciel se plomba sur un fil électrique, toujours sans la lâcher du regard, laissa le véhicule s'éloigner, puis s'empressa de s'enfouir au sommet du peuplier de Warren en attendant la suite des événements.
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