— Nous avons des éléments nouveaux. Il faut en tenir compte dans l'interrogatoire. Faites revenir Dumortier ici, que je lui explique.
Bien qu'il sût qu'on décortiquait ses faits et gestes de l'autre côté — il l'avait déjà vu faire à maintes et maintes reprises à la télévision —, Warren maîtrisait comme jamais la situation.
Guidé par un calme à endormir un carnaval complet, piloté par une force inconnue, il détournait avec aisance la batterie de questions pièges. Aucune hausse du rythme cardiaque, pas la moindre suée ni hésitation. Pensant plutôt craquer à ce moment, il se délecta au contraire de répéter purement et simplement ce que son subconscient lui dictait.
Le psychologue, enrichi des derniers éléments, se présenta épaules baissées dans la pièce qui ressemblait sommairement à une salle d'exécution.
— Monsieur Wallace, reprenons où nous en étions…
Les yeux enfoncés sur les tracés, les quatre policiers se rongeaient les ongles. Aucune secousse. Les stylos s'ennuyaient sur le papier millimétré, et leur crissement monotone ne faisait qu'amplifier la sensation d'incompréhension totale qui régnait.
L'inspecteur aurait ridiculisé une pivoine tellement il était rouge. De rage probablement, à voir sa réaction.
— Merde ! Merde !! Merde !!!
Les observateurs s'écartèrent, craignant de recevoir une manchette perdue dans le menton. Ils étaient persuadés que la mâchoire de Wallace, allégée d'une dent, avait eu affaire au poing de l'inspecteur lors de l'arrestation.
— On ne va quand même pas le relâcher, inspecteur ?
— Non. On va le garder quarante-huit heures, le temps maximum, puis on trouvera un autre motif pour le coffrer…
Il réfléchit un instant. Il n'était plus sûr de rien, et cette machine bonne à jeter à la poubelle ne l'aidait pas.
— On a peut-être fait une erreur en l'arrêtant… Il… Ça m'embête de dire ça, mais il n'y est peut-être pour rien… Il a dit qu'il savait qu'il avait tué son chien, c'est tout. Pourquoi, parce que dans sa tête, il est persuadé que c'est lui. Et c'est compréhensible, pas d'effraction, pas un bruit. Quelqu'un veut certainement le rendre maboul… En tout cas, ne le lâchez pas ! Faites venir des médecins, psychologues, et toute la tripotée de chirurgiens de la cervelle ! Il me faut des réponses… C'est parti, au boulot !
Il n'avait pas fini de claquer dans ses mains que les trois acolytes s'étaient déjà plaqués à leurs bureaux.
Quant à moi, direction Saint-Quentin.
9
La chance était du côté de Sam. Trois transformations, trois succès. Crocodile la nuit, le petit dernier promettait également à un bel avenir. Lionel, devenu subitement malin, avait eu une sacrée idée pour éviter les blessures. Remarquable ! Il s'était procuré un de ces costumes de sumotori de foire dans lequel on se glisse avant de le gonfler, si bien que Romuald, nouveau venu, n'avait même pas récolté une égratignure. Il avait rebondi à la manière d'un ballon de baudruche que l'on gonfle à bloc puis que l'on lâche d'un coup sec, mais aucun dégât n'avait été constaté, ni pour l'abattoir, ni pour lui. Doté d'une force dans la mâchoire incroyable, le reptile aux dents d'acier ne fit qu'une bouchée de « La jambe de la bienvenue », se régalant plus des os que de la chair. Une bonne affaire, la délicate tâche de se débarrasser des restes se trouvait ainsi considérablement simplifiée.
Cette nuit, ils frapperaient à deux endroits en même temps.
Des lieux à deux cent cinquante kilomètres d'écart, choisis la veille en lançant une pointe de compas sur une carte. Aucune logique, de quoi déstabiliser de plus belle.
Le lendemain, deux employés viendraient s'ajouter aux rangs, l'un ramené par Sam, l'autre par Lionel. Yvan le chat avait déjà lui aussi un rendez-vous ailleurs dans les jours à venir. Les tentacules de l'entreprise se déployaient sur le pays à la vitesse d'une coulée de lave, et le volcan, tout jeune, n'était pas près de s'éteindre.
Sam fit un dernier rappel à son tiercé infernal.
— Donc, chacun a bien compris ce qu'il avait à faire ? Yvan, résume-moi tout ça, si tu le veux bien ! Les autres, écoutez !
— Oui patron ! Il sortit du groupe et se plaça devant eux, genre professeur de français. Je pars avec Lionel à Senlis. On va dans la maison de l'huissier. Je le tue, vite fait, et on fout le camp en quatrième vitesse. Si l'un de nous se fait prendre, il se brûle le visage et s'éventre comme un cochon ! Toi et Romuald, vous allez de votre côté, et tu lui montres ce qu'il faut faire. Tu te charges par la même occasion de cette avocate. Nous déposons les jambes et le cœur dans la grange, et nous rentrons chez nous jusqu'à demain soir, en attendant la prochaine mission. C'est bien ça ?
— Exact ! jubila Sam, fier de voir que ses efforts portaient finalement leurs fruits. Et n'oubliez jamais de bien vous nettoyer, si vous avez des taches sur le visage ou ailleurs ! Lionel, tu avais plein de sang sur toi la nuit dernière, il aurait suffi que quelqu'un le remarque, et tu étais bon ! Et l'argent ! Comment voulez-vous que je vous paie, si vous ne volez pas l'argent là où il y en a ? Allez, à tout à l'heure ! Bon amusement !
— Tu sais Sam, ça n'est pas pour l'argent qu'on le fait, compléta Lionel.
— Oui, mais autant se servir ! Et il faut toujours une trésorerie pour une entreprise, vous savez, en cas de coup dur…
Six heures plus tard, notre quatuor méphistophélique se regroupa dans la grange. Lionel et Yvan se distrayaient en mitraillant de graviers le grand-duc qui s'était réfugié en se dandinant latéralement derrière une poutrelle, hors d'atteinte des projectiles qui sifflaient dans l'air tels des feux d'artifices.
Ils déposèrent soigneusement les quatre jambes et les deux cœurs. On se serait cru sur un étalage de supérette.
Lionel le comique improvisa un petit numéro. Déjà le sourire aux lèvres, Sam se recula, entraînant les deux associés contre le mur du fond. Le bouffon vola chercher la banderole de L'Arrache-Cœur et se la plaça en bandoulière, imitant une Miss France. Il se colla un fin brin de paille derrière l'oreille en guise de stylo, puis se glissa derrière son stand.
— Mesdames, messieurs ! Qui veut des bons jambons ! Regardez-moi cette fraîcheur, cent pour cent français, pas de vache folle ici !
Des rires discrets s'élevèrent en phase. Lionel, en haussant le ton, gesticula à la manière des commerçants.
— Et oui, vous madame ! (il pointait Romuald) Sentez-moi ça ! Vous avez le choix ! Qu'est-ce que vous préférez ? Huissier, avocate ? Non madame, je n'ai pas dit avocat, j'ai dit A-V-O-C-A-T-E ! Vous êtes un peu dure de la feuille, madame ! Voulez-vous que je vous arrange ça ?
Des rires plus poussés bondissaient sur les lambris et dans les meules de foin. L'acteur désopilant poursuivit de plus belle, se bouchant le nez pour imiter une voix de vieille dame.
— Regardez-moi les jambons ! Elle devait pas être terrible l'avocate !! Regardez-moi ce gras-double !! Ça suinte comme dans le cul d'un cochon !! Mais c'est bon !! Essayez madame, avant de faire cet air de fromage moisi ! Hé, ne partez pas ! Madame ! Madame !
Il clôtura le court spectacle par un salut, il était grand temps de passer à table. Les complices essuyèrent leurs larmes, et finalement Sam intervint, encore effondré.
— Messieurs, voici de la femme, et c'est la première fois qu'on va en manger. C'est vrai que ça a l'air un peu grassouillet, mais ça doit pas être mauvais au fond ! Bon appétit !!
10
Warren ne trouvait pas le sommeil. Il était allongé, mains derrière la tête en guise d'oreiller et regard évasif vers le ciel de béton. Deux gardiens s'imbibaient des émissions nocturnes, et le bruit de l'alcool qui ruisselait dans leur gorge résonnait en fines gouttelettes le long du carrelage bleu et crème.
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