— Au moins, il y a une sorte de mobile ou tout au moins une piste à suivre…
Il se reprit.
— Une piste… Pensez-vous, on se croirait en plein désert à la recherche d'une oasis !
— Et l'oiseau, vous avez trouvé quelque chose ? demanda Moulin, qui avait tout comme Sharko de mystérieux pressentiments avec ces traces de pattes.
— Non, rien… Mais oubliez-ça… Et sa femme ?
— À l'hôpital. Ils lui ont mis des points de suture. Mais elle va bien. Elle n'a absolument rien vu, ni rien entendu ! Elle s'est réveillée le crâne défoncé à côté du corps de son mari. Vous imaginez la scène ?
— Oui, j'imagine, souffla l'inspecteur, tenaillé par un infernal sentiment d'impuissance. Bon… Je retourne voir ce pygmée… Wallace nous a parlé d'une solution possible le concernant dans le bouquin, et l'autre s'est bien caché de nous en parler ! La vache, je tourne pratiquement à trois cents kilomètres par jour en voiture, je commence à en avoir ras le bol !
— Courage, inspecteur ! lança Moulin en lui serrant la main. On n'est pas au bout de nos peines… Je reste ici pour finir de prendre des notes. Je vous laisserai tout cela sur votre bureau. À ce soir !
12
— Inspecteur ? Que me vaut votre visite ?
— Bonjour, monsieur Neil… Vous nous aviez parlé d'un bouquin étrange hier, raison de l'appel de Wallace ce fameux matin. Il nous en a parlé. Vous avez ce livre sous la main ?
— Euh… je… je ne sais pas, bafouilla Neil, décidément pas très doué pour le mensonge.
— Allons, monsieur Neil… Je vous en prie… Ne jouez pas au malin… Donnez-le-moi…
— Je crois que tout cela va vous échapper totalement inspecteur… Mais… entrez donc… et faites attention à votre tête, cette fois-ci !
— Merci de m'en informer, sourit l'inspecteur.
Il passa la main dans sa pelouse de cheveux plus courte qu'un jardin taillé à l'anglaise. Sa bosse, écueil inébranlable, luisait, plus grosse que jamais.
— Voici le bouquin.
L'inspecteur le feuilleta, une grimace plantée sur son visage.
— Et… Et la traduction ?
— Ici ! s'exclama Neil d'un sourire malin, se tapotant la tempe de l'index. Tout dormait à l'intérieur de ce crâne difforme.
— Et… et alors, vous allez me le dire ! grommela l'inspecteur, fronçant les sourcils. Ses traits, aux formes géométriques rigoureuses, se tendirent.
— Je… je suis pas obligé… Non, rien ne m'y oblige…
Il se recula, pour se mettre hors de portée d'un geste malencontreux de la montagne de muscles.
— Bien sûr que si, vous êtes obligé ! aboya l'inspecteur, pas loin de sortir de ses gonds. Vous n'avez pas dû tout saisir ! Il s'agit là d'une des affaires les plus dévastatrices qui aient jamais existé, et Jack l'Éventreur doit se retourner dans sa tombe à l'heure qu'il est ! Alors vous allez bien gentiment me le traduire ce bouquin, ou je vous coffre pour complicité !
Neil devint couleur iceberg.
— D… d'accord, mais Wallace a le droit de savoir… Ce recueil tend à prouver qu'il n'est pour rien dans cette histoire… Tout au moins sa partie consciente…
— Très bien… Je vous promets de tout lui raconter… Vous avez ma parole ! s'exclama-t-il, levant la main droite.
Il sortit un magnétophone de sa poche et le déclencha.
— Je vous écoute…
— Voilà. Ce livre rapporte des témoignages d'une tribu de Guyane. Des Mongs. Ils vivent cachés dans la jungle et sont difficilement approchables. Allons aux faits. Page quatorze ! À doigts léchés, pages tournées.
— En gros, ça veut dire ceci, mais j'ai remplacé certains mots par d'autres, pour que ça ait un sens pour vous.
— Très bien, continuez, s'impatienta l'inspecteur.
— « Je suis un chasseur exceptionnel. J'attrape les singes, je les dévore jusqu'à l'os. Pas de restes. Un par nuit. »
Changement de page, crissement du papier. Enseveli par l'obscurité, hypnotisé par le glouglou monotone du robinet, l'inspecteur s'approcha, comme mal à l'aise, du visage de Neil.
Dehors, la température avait chuté — ils annonçaient des orages —, et un courant frais balaya la colonne vertébrale du policier. Alors que le ciel s'assombrissait sérieusement, au loin, une cavalerie de nuages hargneux chargés de mauvaises intentions déboulait. Nichés près des fenêtres et sur le toit, des passereaux noirs s'envolèrent dans un tourbillon de marasmes.
Neil poursuivit.
— « Je suis bien. Fort, plus fort. Je n'ai plus peur de mourir. Je ne crains plus rien. »
Il changea de nouveau de page.
On ne peut pas dire qu'il y ait beaucoup de texte par page !
J'aurais vite fait d'écrire un livre comme ça, moi aussi !
Malgré un scepticisme certain, l'inspecteur se laissa bercer par ces récits grand-guignolesques.
— Encore deux pages, je continue. « Je sais que je suis comme ça. Je suis heureux. Ma vie a un sens. J'aime mon animal. Il est puissant. » « Je remercie l'homme blanc. Il m'a guéri. Il m'a sauvé. »
— Voilà pour ce premier témoignage… Il laissa l'inspecteur s'imprégner de ses derniers dires. Qu'en pensez-vous ?
— Je dois avouer que je n'y ai pas compris grand-chose. C'est… ça se passe la nuit. Il dévore des singes entiers ? Il remercie qui ?
— Je ne vous en dis pas plus. Écoutez celui-là. Il fait cinq pages. Si peu et tellement à la fois. Chaque mot a son importance.
Il compta… Page trente-deux. « Je n'avais pas compris au début. Les autres me suivaient. Je tuais des animaux. » « Je les dévorais. Ils ne me disaient rien. Je me réveillais. Je ne savais pas. » « J'avais oublié. Maintenant je sais. Je me vois. Je me lève dans la nuit. » « Souple, agile. Je vois tout autour de moi.
Sans soleil. Sans lune. Je tue, je sais que je tue. » « Et je ne m'arrête jamais. Toutes les nuits… »
Neil se leva pour éclairer la pièce devenue sombre telle une cave à vins. Un raffut d'électrons malades vint s'ajouter à la symphonie, tandis que la lumière crue du néon blanchissait leurs visages comme du maquillage de clown. Chaque ride de l'inspecteur, approfondie par les soucis de ces derniers jours, ravinait le dessous de ses yeux.
— Alors inspecteur, ça se précise un peu ?
— O… oui… Ces gens sont différents la nuit et le jour. Ils tuent des animaux la nuit. Ils s'en nourrissent. Et le jour, ils redeviennent normaux. C'est bien ça ?
— Parfaitement ! Exactement ce qui arrive avec Wallace. La nuit, il fait des actes incontrôlés, et il ne s'en souvient jamais dans la journée. Dans ces récits, presque tous les gens sont conscients dès le départ de ce qui leur arrive. Mais pour certains, comme celui que je viens de vous lire, ils ne le savent pas.
— Celui-là le sait tout de même, à la fin ? dit le policier, qui, curieusement, croyait à ces sornettes. L'ambiance sordide du taudis y était certainement pour beaucoup… Et ce ciel qui noircissait… Ça grondait à l'horizon…
— Oui, mais nulle part c'est expliqué comment ils savent. Les autres probablement ont un rôle pour le rendre conscient de ses actes. Maintenant regardez ceci.
Il tourna les pages une à une, désignant à certains endroits un ensemble de hiéroglyphes qui semblaient constituer une phrase.
— Regardez-ici… Puis ici… Et encore ici…
— Toujours les mêmes caractères, constata l'inspecteur, léchant du bout des phalanges les inscriptions froides et rugueuses. À l'extérieur, la pluie se mit à battre avec une force inouïe, provoquant de l'agitation dans la rue de même qu'un écoulement de gouttes salies dans des bassines disposées sur le sol.
— Vous… vous saviez qu'il allait pleuvoir ? L'autre fois, il n'y avait pas ces bassines. Vous n'avez ni la télé, ni la radio… Comment saviez-vous ?
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