— Dieu ne m'a pas doté du physique, mais de beaucoup d'autres qualités. Celle-ci, qui consiste à pressentir le temps qu'il va faire, en fait partie… Alors inspecteur, ces caractères ?
— Oui… toujours les mêmes, en fin de page… Ça veut dire quoi ?
— « Merci à l'homme blanc, notre sauveur ! »
— Sacré bon sang. Qui… qui est-il ?
— Si on lit tout le livre, on se rend compte qu'il a le pouvoir de rendre ces gens comme ils sont. C'est lui ! C'est lui qui les transmue de la sorte. Animaux la nuit, humains le jour ! Dites-moi, les corps que vous retrouvez, ce ne sont pas de simples cadavres. On leur dévore de la chair ?
Lui, coupé du monde dans son trou à rats, savait, alors que même les paparazzis les plus acharnés l'ignoraient.
— Oui !
— Comme dans le livre. Sauf qu'en guise d'animaux, ce sont des humains !
— Sacré nom de Dieu !!
Le reste des dominos s'écroula d'un seul coup, au moment où des éclairs déchiraient le ciel et le vent gémissait à arracher des arbres. Bizarrement, cette bicoque tenait le coup, comme épargnée par la colère de Dieu. La voiture de l'inspecteur n'eut pas cette chance, un morceau de tôle déchirée traversa la rue avant de s'encastrer dans son pare-brise, qui explosa dans un vacarme effroyable. Toujours en restant courbé, il jaillit jusqu'à la fenêtre. Le dessus de son crâne frôla le plafond.
— Merde !! Ma voiture !! Fais chier !
Il retrouva graduellement son calme, guidé par un professionnalisme à toute épreuve.
— Vous… vous pensez que ce sont… des hommes-animaux qui font ça ?
— Je crois que quelqu'un abuse d'un pouvoir occulte, et s'en sert pour contaminer d'autres personnes à sa guise !
— Mais… on nage en pleine science-fiction !
— Peut-être. Je ne vous demande pas de me croire, après tout. Mais jugez par vous-même. Un type comme Wallace, fringué comme un chef d'orchestre, qui charcute son chien en pleine nuit et qui avoue qu'il ne se souvient de rien. Et puis ces meurtres, qui se multiplient plus vite que des lapins, ça sent la secte à plein nez. Jamais de témoins, je suppose ? Des cadavres déchiquetés, des bras arrachés, non ? Une force hors du commun ?
— Oui… oui, tout cela est exact ! Et… et pour le voisin de Wallace ?
— Je crois que c'est lui… Chaque animal a sa technique de chasse. Lui il perfore… Par contre, pourquoi il les remplit de poison pour les dissoudre, j'en sais trop rien… Quel animal ferait ça ?
— Je… Je sais pas… Mince, c'est trop louche !!
Des parpaings avaient pris la place des dominos, provoquant un grondement ahurissant dans sa tête.
— Mais je ne sais pas ce que prévoit la loi dans un tel cas… Il n'est pas coupable, même s'il a tué ! affirma Neil.
— Vous parlez d'un homme blanc… Il a dû nécessairement le rencontrer, puisque lui aussi, il se transforme en animal ?
— Peut-être pas… Dans le livre, ils ne disent pas de quelle façon cela s'est fait. Ce peut être par la pensée, le toucher, le travail à distance… J'en sais rien. Ce que je peux vous assurer en revanche, c'est que vous allez avoir toutes les peines du monde à mettre la main sur ces types. Normaux le jour, futés, agiles, et forts la nuit… Ça risque d'être difficile… Dire qu'ils peuvent être n'importe qui, c'est bien là le pire. Ils n'ont pas forcément la gueule de l'emploi, si vous voyez ce que je veux dire.
L'inspecteur coupa l'enregistrement, il avait oublié…
— Monsieur Neil, il faut que vous m'accompagniez au poste. Vous allez faire une déposition sur tout ce que vous savez de Wallace. Quant à ce livre, je l'emmène, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.
— Euh… Il n'est pas à moi… Mais prenez-le… Vous n'en ferez pas grand-chose, de toute façon…
— Très bien… Mais dites-moi, il y a un fait qui me chiffonne… Qu'est-ce que pouvait bien faire un livre avec une telle reliure, de telles pages de papier précieux, au milieu de la jungle ? Et comment est-il tombé entre les mains de Wallace ?
— Mystère total. Il faut le lui demander…
13
Buste relevé, badge bien en évidence, l'inspecteur se présenta au poste de détention et s'approcha d'un des deux tortionnaires, toujours cimentés à la télévision. Quand il vit son supérieur entrer, le bourreau de Warren lui lança du regard des boules de feu, simplement pour lui rappeler que s'il l'ouvrait un peu trop, il aurait encore droit au bon goût acidulé de sa semelle. Le prisonnier ne se décolla pas de son lit, le dos raboté et les jambes enflées.
— Monsieur Wallace ! Il faut que je vous cause. J'ai quelques informations intéressantes pour vous…
Le regard morne de Warren ne s'éclaira pas pour autant.
— Vous, passez-lui les menottes, je l'emmène dans la salle d'interrogatoire.
À l'approche de l'agent, Warren eut un geste de repli, détail qui n'échappa pas à l'inspecteur.
— Qu'est-ce qui s'est passé ici ? demanda-t-il fermement.
— Rien, inspecteur Sharko, rien du tout. Dites-lui, vous !
— Non… non, rien du tout, mentit Warren.
Il se leva, et même si la brute au fond tapotait dans le creux de sa paume avec sa matraque, il ne put se retenir de grimacer.
L'inspecteur l'emmena dans une salle voisine.
— Excusez-moi pour les menottes, mais vous savez, je ne peux pas me balader comme ça avec vous sans prendre de précautions, surtout vis-à-vis de mes collègues. Tournez-vous ! Voilà… Asseyez-vous maintenant…
Encore sous le choc, Warren s'exécuta. L'inspecteur sortit le livre de sa pochette puis le posa devant lui, ouvert.
— Vous reconnaissez ceci ?
— Oui ! C'est le fameux livre que j'ai donné à ce traducteur ! Il avait oublié qu'il avait mal. Il vous a traduit ?
— Oui, et j'avoue qu'il y a certaines choses qui m'échappent, répondit l'inspecteur, pensif.
— Expliquez-moi inspecteur, qu'est-ce qui se passe là-dedans ?
— Dans ce livre, ils expliquent que des gens se transforment en animaux durant la nuit. Pas physiquement, mais intérieurement. Ils sont plus forts, plus vifs, et surtout ils dévorent tout ce qui leur tombe sous le nez… Il… il semblerait que vous soyez atteint par ce symptôme, et j'avoue que même si j'ai du mal à y croire, il n'y a pas que des stupidités dans ces histoires. Cela expliquerait pas mal d'événements…
— Vous… vous voulez dire que je me transforme en animal ? Mais, comment ça c'est produit pour ces gens ? Pourquoi ? Pourquoi moi ?
— Ils semblent tous avoir été en contact avec un homme blanc. Dans presque toutes les histoires, ils le remercient de leur avoir offert ce… don. Vous n'avez pas rencontré ce type d'individu, ces derniers temps ? Quelqu'un qui vous aurait paru suspect, qui vous aurait touché, ou je ne sais pas moi ! Dites-moi !
Warren se constitua un masque de ses deux mains.
— …Non, non… je ne vois pas… Ça a commencé samedi dernier… Pas ce samedi-ci, mais l'autre d'avant… Le… le lendemain de mon anniversaire… Oui… Mon fils a commencé à être malade, et j'avais retrouvé mon premier poisson mort… Oui, c'était bien ce samedi-là !
— Et donc, le jour de votre anniversaire, rien de particulier ? Le vendredi ?
Warren entama les fouilles dans ce qui lui restait de lucidité, dépilant des boîtes de souvenirs, des blocs de mémoire.
Vendredi…
— Non, je suis allé travailler, comme tous les jours… Je n'ai pas quitté mon bureau de la journée… Tout un tas de devis à écrire… Puis je suis rentré, et là, ma femme m'avait préparé un bon repas pour mon anniversaire… Les enfants m'ont offert une montre, regardez comme elle est belle !
Sa voix cassée et celle du vilain petit canard ne faisaient qu'une. Cette montre, symbole de l'amour de sa famille, comptait tellement pour lui. Touché intérieurement, l'inspecteur resta cependant de marbre. Pas de sentiments ici, pas maintenant. D'ailleurs, il reprit d'un ton assez rude pour cacher une profonde émotion.
Читать дальше