— Petite pause syndicale. Tu veux manger ou boire quelque chose ?
— Juste un peu d’eau. Je n’ai pas faim.
Lucie récupéra son portefeuille et disparut dans le magasin. Bellanger ausculta le listing en long, en large et en travers pour une énième fois. Ses doigts tremblaient, son corps était tendu au maximum et finirait par péter comme une corde, il le savait.
Mais celui qui détenait Camille se trouvait forcément parmi ces noms. Il devait se raccrocher à cette certitude pour ne pas craquer.
En manque d’air, il ouvrit grande la fenêtre mais une bouffée brûlante à l’odeur de goudron s’engouffra dans l’habitacle. Il referma aussitôt. Il avait envie de tout claquer, incapable de s’ôter de la tête l’idée que quelqu’un avait forcément merdé. Que Robillard, Levallois, Henebelle ou même lui avait eu le tueur en face de lui et ne l’avait pas remarqué.
Ce type n’est quand même pas un fantôme, bon sang !
À moins que…
Une soudaine idée venait de lui traverser l’esprit. Il attendit que Lucie revienne avec un sac à la main pour lui demander :
— Tu as le listing des CP qui sont des femmes ?
Celle-ci lui tendit une petite bouteille d’eau. Puis elle sortit son sandwich jambon-beurre et croqua dedans.
— Dans mon sac. Mais ce n’est pas une femme. Dans le mail, « Je suis doué » était au masculin.
— Ça pourrait être une faute d’accord.
— J’y ai pensé. Mais il n’y a pas d’autres fautes dans le mail. Et aussi, de mémoire, il y a une phrase qui dit un truc dans le genre : « Si tu m’avais filé l’endroit où tu retiens ces putes, je pourrais faire quelque chose . » Il traite les victimes de « putes », une femme ne dirait pas ça.
— Je veux quand même y jeter un œil.
Lucie soupira et prit le listing, qu’elle lui tendit.
— Si ça peut te donner bonne conscience.
Nicolas jeta un œil à cette série d’identités féminines, scruta les âges et les métiers avec attention. Il relut plusieurs fois, et bloqua soudain sur l’une des lignes.
— Il y a un métier qui est « préparateur », tu sais à quoi ça correspond ?
Dents sur son sandwich, Lucie secoua la tête.
— Jette un œil sur Internet, fit Bellanger d’un ton plutôt directif.
Lucie soupira imperceptiblement. Elle prit son téléphone et lança une recherche sur Google.
— J’ai un truc qui pourrait correspondre avec le domaine médical, c’est « préparateur en anatomie ».
Elle lut le résultat de sa recherche :
— « Le préparateur en anatomie met en place des travaux pratiques d’anatomie humaine dans un service d’enseignement médical. Il gère le stockage et la conservation des sujets décédés, met à disposition le matériel expérimental et traite les déchets en respectant les règles d’hygiène et de sécurité. »
Elle se tourna vers Bellanger.
— Si j’ai bien compris, le préparateur découpe les cadavres en morceaux pour les donner à des étudiants.
— Ça pourrait coller, répliqua Nicolas. La tête coupée, la table en métal sur laquelle elle était posée. Puis ces histoires d’anatomie dont semblent friands ceux qu’on recherche…
Lucie se sentit soudain mal. Elle posa son sandwich sur ses genoux.
— Ce n’est pas possible, fit-elle en se rapprochant de lui. Je persiste et signe, ça ne peut pas être une femme.
— Ce n’est pas une femme.
Lucie ne comprenait pas.
— Qu’est-ce que c’est, alors ?
— Il s’appelle Camille Pradier.
Lucie le fixa dans les yeux, interloquée. Puis elle lui arracha le listing des mains.
— Me dis pas ça, Nicolas.
Elle constata par elle-même.
— Quel horrible hasard. Merde !
— Oui, merde. Tu n’as rien vu parce qu’il y avait notre « Camille » à nous, et que tu as fait une association automatique : Camille égale femme. Mais c’est aussi un prénom masculin. N’importe qui sait ça, bordel !
Elle porta une main à sa bouche, consciente de la gravité de son erreur. Bellanger avait les yeux rivés sur la feuille.
— Camille Pradier, trente-huit ans. Préparateur au laboratoire d’anatomie. Habite Chécy. Dire qu’on est passé par là tout à l’heure en allant chez l’un des suspects ! Allez, démarre ! Qu’est-ce que t’attends ?
Lucie s’exécuta, en colère contre elle-même.
— C’est quoi, la probabilité pour qu’un individu qui s’appelle Camille s’en prenne à une femme qui, elle aussi, s’appelle Camille ? se défendit-elle.
— Camille disait que les faibles pourcentages la poursuivaient depuis sa naissance, répliqua Nicolas d’une voix grave. On nage en plein dedans.
— Je suis vraiment désolée.
Nicolas resta muet quelques secondes, le visage fermé.
— On va la retrouver.
— Si tu crois que je…
— Ferme-la, Lucie, s’il te plaît. Et contente-toi de conduire, d’accord ? Je n’ai plus la tête à discuter, maintenant.
Il appuya sa tempe droite contre la vitre passager et s’abîma dans le silence.
Lucie capta son regard.
Un regard qui disait que, si Camille mourait, ce serait intégralement sa faute à elle.
La Fiat Siena rouge de Sharko roulait en direction de Torres del Sol depuis plus de sept heures.
Le flic avait la rage au ventre. Dès qu’il avait appris la disparition de Camille de la bouche de Lucie, il ne s’était pas posé de questions et s’était mis en route. Il fallait foncer. Selon les statistiques, ils avaient soixante-douze heures pour la retrouver et passé ce délai, les chances de la voir vivante fondraient comme neige au soleil. Mais Sharko avait la conviction que, si la jeune femme restait ne serait-ce que plus de vingt-quatre heures entre les mains d’un type comme CP, elle était fichue.
Le lieutenant imaginait aisément l’état dans lequel devait se trouver ses collègues et l’insupportable tension au sein de l’équipe. Aux dernières nouvelles, ils se rendaient tous au CHR, Lucie y compris. C’était le scénario qu’il craignait le plus. Celle qu’il aimait s’approchait irrémédiablement du danger, prise dans le tourbillon de l’enquête, et il n’était pas là pour la protéger.
Tout partait en vrille.
Le côté sauvage de l’Argentine s’était dévoilé kilomètre après kilomètre, dès que le lieutenant avait quitté le Gran Buenos Aires . Partout, la pampa se déroulait comme un gros tapis aux nuances de feu, de rubis, de chlorophylle. Prairies d’un bleu lumineux, d’un vert froid, qui s’étendaient jusqu’aux Andes, parcourues de troupeaux blancs et noirs démesurés. Sharko croisa de vieilles pompes à essence couleur rouille, des camions géants, des snacks le long des routes qui semblaient jaillis d’un road movie . Parfois un latifundium — ces gigantesques exploitations agricoles — paraissait posé là comme un morceau de passé, avant que le paysage retrouve sa minéralité, sa force, son charisme, sous ce vent rasant et glacé qui balayait les grands espaces.
Puis la végétation changea. Plus brute, touffue, chaotique. D’un vert d’émeraude. Sharko sentit l’humidité, la force du fleuve, les effluves des marécages, alors que la température montait de quelques degrés — mais ça restait froid, il faisait à peine 13 °C.
Lorsque le flic entra dans Torres del Sol, aux alentours de 10 heures du matin, heure locale, il eut l’impression de se trouver au cœur d’un studio de cinéma américain abandonné qui aurait servi à tourner un film d’horreur, genre 2 000 Maniaques . En guise de bienvenue, des lanières grises et blanches, trouées, laminées, claquant dans le vide. Sharko ralentit et roula à peine à vingt à l’heure, avec l’impression de rêver.
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