Il jeta à œil à l’écran de son téléphone portable.
— Le réseau est pourri, mais ça passe. On reste en contact par téléphone.
— Et s’il se pointe ?
Bellanger fixa Lucie dans les yeux.
— J’aviserai.
Son regard, son ton montraient qu’il n’abandonnerait pas. Avant que Lucie remonte en voiture, il lança :
— J’ai merdé en t’intégrant tout de suite dans l’enquête. Tu n’étais pas prête.
Lucie était au bord des larmes. Il venait de lui planter un couteau dans le cœur. Elle ne répliqua pas et détourna le regard.
Elle reprit la route en silence. Ses mains tremblaient sur le volant.
Elle parvint au CHR d’Orléans un quart d’heure plus tard. Elle contourna les travaux pour se retrouver à l’arrière. Rien n’indiquait l’emplacement du laboratoire d’anatomie mais, après s’être renseignée auprès d’un médecin, elle finit par dénicher le bâtiment, un peu à l’écart. Un vieux parallélépipède sans fenêtres, à la façade grisâtre. Sur la droite, une voie bitumée s’enfonçait jusqu’à une porte de garage, sur laquelle était inscrit, entre deux croix rouges : « Personnel autorisé uniquement. »
Lucie vérifia que son arme était bien en place, se présenta devant une porte vitrée, appuya sur l’interphone. Au bout d’une minute, un homme en tenue civile et décontractée lui ouvrit. Bronzé jusqu’à la racine des cheveux. Il devait avoir une quarantaine d’années.
— Oui ?
Méfiante, Lucie montra sa carte tricolore.
— J’aimerais avoir quelques renseignements. Vous êtes ?
— Alban Couture, le directeur du laboratoire et anatomo-pathologiste. Vous avez de la chance que je rattrape toute la paperasse depuis cette nuit, je rentre de vacances. Le laboratoire est fermé le lundi, d’ordinaire. Entrez.
Lucie hésita une fraction de seconde, mais le suivit. Il faisait bien cinq ou six degrés de moins qu’à l’extérieur. La porte se referma derrière elle. Sur le côté, un comptoir d’accueil sommaire et, en face, un couloir avec une porte battante, comme dans les hôpitaux.
— En quoi puis-je vous aider ? demanda l’homme.
— Excusez-moi mais je peux voir votre carte d’identité, auparavant ? J’aimerais m’assurer que vous êtes bien qui vous prétendez être.
Il la regarda curieusement.
— Deux secondes.
Il disparut derrière une porte. Lucie glissa une main à l’arrière de son pantalon, proche de la crosse de son arme. L’homme réapparut avec sa carte, qu’il tendit devant lui.
— Voici.
Lucie vérifia.
— Merci… J’aurais aimé parler à l’un de vos employés, Camille Pradier. Je suis passée chez lui, il n’était pas là. Peut-être est-il en congé ?
— Non, non…
— Vous avez un moyen de le joindre ?
— Pas vraiment, non. À ma connaissance, Camille n’a pas de téléphone portable, il n’aime pas ça. Que se passe-t-il ? Il a des problèmes ?
Pas de portable… Premier point commun avec Loiseau.
— On se renseigne sur toutes les personnes dont les initiales sont CP. Quelqu’un qui s’est connecté depuis un serveur du CHR est impliqué dans une affaire criminelle…
Il y eut un blanc. Couture fronça les sourcils.
— C’est curieux ce que vous me dites. Quand je suis arrivé à 5 heures du matin, il y avait de la lumière en bas. Alors je suis descendu. Camille était là, à ma grande surprise.
— Que faisait-il ?
— Il avait remonté la grille d’une des cuves de formol, ce qui signifie qu’il s’apprêtait à toucher aux corps. Je l’ai surpris autant qu’il m’a surpris. Il a dit qu’il n’arrivait pas à dormir, qu’il en profitait pour mettre ses données à jour — son ordinateur était allumé —, faire un inventaire, parce qu’il avait décidé de prendre des vacances. Il n’en prend jamais. Bref, tout cela était très confus, il a remis la grille en place et est vite parti. Il avait l’air… nerveux, mais je ne me suis pas inquiété. Ça arrive souvent à Camille de bosser tôt, ou tard.
— Où se trouve cet ordinateur ?
— Au sous-sol.
— Je peux y jeter un œil ? Voir son environnement de travail ? Éventuellement voir ces… corps ?
— Voir les corps ? Pourquoi ?
Lucie lui montra la photo avec la tête tranchée.
— Voilà pourquoi. Un mail avec cette photo a peut-être été envoyé depuis son ordinateur. La présence de Pradier, cette nuit, et le fait qu’il touchait aux cadavres à 5 heures du matin me laisse penser qu’il voulait peut-être se débarrasser de… quelque chose. Des corps qu’on recherche sont peut-être encore entre ces murs, votre arrivée impromptue l’aurait empêché d’agir. On peut les identifier avec un tatouage à l’arrière de leur crâne. Des lettres, des chiffres… ça ne vous dit rien ?
Le directeur secoua la tête.
— Absolument pas. Très peu de personnes descendent là-dessous, vous savez ? C’est son territoire privé. Même moi, j’évite.
— Justement.
Alban Couture soupira.
— Très bien. Mais je préfère vous prévenir, il faut avoir le cœur bien accroché.
Lucie acquiesça.
— J’ai l’habitude. Il est comment, Camille Pradier ?
— Calme, discret. Un excellent employé qui n’a jamais posé le moindre problème, un peu obsessionnel de la propreté et du rangement sur les bords, mais, ici, c’est plutôt une qualité.
— Jamais de vagues ? De réactions étranges ?
Le médecin secoua la tête.
— Hormis ce matin, pas à ma connaissance. Camille n’est pas un exubérant, c’est peu de le dire. Il fait son job, vite et bien. Ne parle pas beaucoup. Pour le reste, je ne le connais pas.
Il l’invita à le suivre. Une porte entrouverte montrait un petit amphithéâtre, sur la gauche. Couture récupéra des clés dans son bureau, poussa la porte à battants et appuya sur un interrupteur. Des néons crépitèrent et illuminèrent une pièce aseptisée, où des dizaines de tables de dissection étaient disposées les unes à côté des autres. Les angles saillaient, le métal des plans de travail et du matériel chirurgical placés sur des présentoirs renvoyait des éclats crus. Il régnait une odeur rance.
— C’est ici que les étudiants pratiquent leurs dissections, expliqua Couture. Médecins, urgentistes, futurs dentistes venus de la fac. Parfois, des laboratoires des grandes firmes nous achètent des corps ou du temps de labo. Ça leur arrive de venir faire leurs travaux de recherche directement en ces lieux.
— Par grandes firmes, vous entendez…
— Les constructeurs automobiles, par exemple. Il n’y a encore pas si longtemps que cela, ils embarquaient les cadavres pour leurs crash-tests. L’armée aussi se servait pour tester les armes. Mais aujourd’hui, disons que c’est plus rare que des corps sortent d’ici.
— C’est plus rare mais ça arrive.
Le directeur ne répondit pas. Il se dirigea vers un escalier. Lucie passa devant d’étranges bocaux remplis de fluides, où étaient entreposés des mains, des pieds et d’autres parties du corps humain. Un vrai musée des horreurs.
— D’où proviennent les cadavres ? demanda Lucie.
— De gens qui donnent leur corps à la science. Il s’agit, pour la plupart, d’anciens toxicomanes qui veulent remercier l’hôpital, des personnes qui souhaitent éviter des frais d’enterrement à leurs proches ou qui veulent juste se rendre utiles. Ils sont amenés par l’ambulance, le SAMU, c’est Camille qui gère ensuite leur circuit au sein du laboratoire. Il est entièrement autonome là-dessus.
— Que voulez-vous dire par « circuit » ?
— Réception, enregistrement, préparation, puis envoi à la crémation après utilisation. On bosse avec un crématorium situé à quelques kilomètres d’ici.
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