La ville était fantomatique.
Une ombre du passé, poussiéreuse, crasseuse.
Les enseignes en bois des petits commerces battaient au vent. Elles avaient dû être colorées, jadis — bleu, vert, rouge —, mais elles avaient désormais toutes cette même teinte fade des objets bouffés par la pluie, le vent, le sable. Comme les façades des maisons, dont la peinture blanche peluchait. Les vitres, les portes étaient noires, opaques, cassées ou rafistolées avec du fil de fer, de l’adhésif, des cartons. Des câbles de téléphone et d’électricité pendaient. Un vieux chien errait, maigre, les côtes saillantes, puis il disparut dans les fourrées le long d’une voie de chemin de fer envahie d’herbes et traversée d’un camion-citerne couché sur le flanc, délabré.
Sharko crut bien que plus personne n’habitait cette ville démente lorsqu’il aperçut furtivement deux hommes dans son rétroviseur. Puis une femme qui longeait un mur. Elle accéléra le pas avant de disparaître. Par petites touches, une vie timide se montrait dans ces rues mortes à angles droits. Des rideaux qui bougeaient, une lumière qui palpitait, un grésillement de radio lointain…
Le policier sillonna les bandes de bitume craquelé, inquiet de cette ambiance digne d’un film de zombies. Rien n’indiquait la présence d’un hôpital psychiatrique, aucun panneau. Il se demanda s’il ne s’était pas trompé de destination.
Il s’arrêta devant un vieillard qui mâchouillait quelque chose, assis sur des marches. L’homme était coulé dans le décor, fripé, poussiéreux. Le flic ouvrit son carreau.
— ¿ Colonia Montes de Oca, por favor ? Hôpital ?
L’habitant fixa Sharko avec des yeux qui auraient pu le foudroyer sur place et cracha au sol, insistant bien sur le mouvement du cou au moment de l’expulsion du projectile, comme pour dire : « Va te faire foutre. »
Le lieutenant n’insista pas, il remonta son carreau et poursuivit. Buenos Aires la lumineuse avait laissé place aux ténèbres, à la misère. Sharko pensa à une faille temporelle qui l’aurait ramené dans le passé, juste après un tremblement de terre. Même l’église tombait en ruine. Il sillonna chaque route du quadrillage, s’attirant des regards haineux à son passage.
Que s’était-il passé, ici ?
Il se retrouva de l’autre côté de la minuscule ville. Une route partait droit devant, à l’assaut de l’horizon. S’il y avait un hôpital, c’était forcément par là. Il prit cette direction. Après trois kilomètres depuis Torres, Sharko aperçut une bifurcation, qui partait en direction d’un petit bois presque intégralement cerné d’eau, et d’où l’on pouvait apercevoir la pointe d’un bâtiment.
Il sut immédiatement qu’il s’agissait de l’hôpital psychiatrique.
Coup d’accélérateur. Il s’engagea sur la route perpendiculaire, disparut dans le trou de verdure. Une végétation anarchique avait poussé en bordure, rétrécissant la voie. Face à lui, une cahute de sécurité à l’abandon, avec une barrière blanche et rouge levée. Un panneau indiquait : « Ministerio de Salud. Acción Social. Colonia nacional DMA Montes de Oca. »
Sharko eut une terrible intuition, qui se confirma quand il aperçut, juste après un virage, l’immense bâtiment grisâtre, posé au sol comme un sabot géant tombé du ciel.
Délabré, envahi par la végétation.
Déserté.
Des pavillons l’entouraient, dans le même état. Stupéfait, Sharko coupa le moteur et posa pied à terre. Il ne voulait pas croire que son chemin puisse s’arrêter ici, devant ce gigantesque terrain entouré de marécages. Il s’approcha, franchit une grande grille ouverte. L’imposante structure cachait le soleil, dégageait une froideur de cadavre. Autour, l’herbe était jaunie, comme brûlée par le froid. Plus loin, les arbres disparaissaient, laissant place aux étendues planes et infinies d’eaux saumâtres. Des plaques d’eau luisaient comme des lames de couteau posées les unes derrière les autres. Tout avait été construit sur une presqu’île cernée par les marais, accessible uniquement par la route que le flic venait d’emprunter. Sharko songea au rocher d’Alcatraz. Aussi dément et sinistre que la célèbre prison.
Il se retourna. Une voiture venait de se garer, laissant tourner le moteur au bout du chemin, à trois ou quatre cents mètres. À l’évidence, on l’avait suivi depuis Torres. Ces étranges habitants l’observaient. Sans doute des curieux. Les touristes ne devaient pas courir les rues, ici.
Avec méfiance, il se glissa dans le bâtiment par la porte défoncée et atterrit dans une pièce gigantesque, aux murs très hauts, qui devait être l’accueil. Un endroit vide, menaçant, aux murs décrépits, aux ampoules brisées. Le flic se rendit devant une fenêtre : le véhicule n’avait pas bougé. Sur ses gardes, il fit un tour dans les couloirs, parcourut le rez-de-chaussée en long et en large, jusqu’à trouver une porte sur laquelle était inscrit « Salón de los registros ».
Salle des registres. Ou, plutôt, Salle des archives.
Elle n’était pas fermée à clé. Il l’ouvrit, s’aventura dans l’escalier, s’éclairant avec son téléphone portable. Les murs étaient noirs, comme carbonisés.
Un courant d’air, derrière lui. Un claquement de porte lointain. Sharko se retourna et fixa le carré de lumière qui donnait sur le couloir. Son rythme cardiaque venait de doubler de fréquence. Celui ou ceux qui l’avaient suivi en voiture étaient-ils rentrés dans l’hôpital ? Que lui voulaient-ils ?
Il s’efforça de descendre les dernières marches. Ses pieds tombèrent sur quelque chose de tendre.
Des cendres. Sur au moins dix centimètres d’épaisseur.
Tout avait brûlé. Ne restaient plus que quatre murs. Dans le faisceau de sa lampe, une poussière fine, grise, se levait et dansait. Elle lui agrippa les muqueuses, se plaqua sur ses rétines.
Sharko fit demi-tour, la gorge râpeuse. Il n’y avait plus rien à découvrir dans ce trou.
En remontant, il s’immobilisa net.
Une silhouette se tenait dans l’embrasure, coupant la lumière en deux faisceaux distincts.
Grande, puissante. Avec une hache.
Puis une autre apparut, derrière, armée elle aussi, mais avec une carabine.
Et encore une autre…
Camille Pradier vivait à la campagne, dans une petite maison individuelle en brique. L’arrière du jardin donnait sur des champs et l’avant sur une route communale perdue au milieu de nulle part. L’habitation était encadrée de cyprès parfaitement entretenus, comme le jardin, d’ailleurs. À l’évidence, Pradier savait manier tout ce qui était tranchant.
Lucie et Nicolas s’engagèrent à pied dans le jardin, sur leurs gardes. Tous les volets étaient fermés, et aucune voiture, dans l’allée ou l’abri, ne signalait une présence quelconque. Le capitaine de police plaqua son oreille sur la porte d’entrée. Pas un bruit. Il sonna et cogna du poing à plusieurs reprises. Sans succès.
Lucie venait de faire le tour de la maison.
— Rien à l’arrière.
— Il y aurait forcément un véhicule, répliqua Bellanger. Il n’y a personne. Merde !
Il réfléchit, faisant de petits pas rapides dans un sens, puis dans l’autre.
— Il pourrait revenir n’importe quand, dit-il finalement. Alors je vais rester et, toi, tu files au CHR. S’il est là-bas, ne le confronte pas, appelle-moi immédiatement. S’il n’y est pas, essaie de t’assurer que c’est vraiment lui notre homme. Il était au Styx, c’est un collectionneur. Il y a peut-être des photos sur son ordinateur du laboratoire. Peut-être que… qu’il a gardé des traces de ses victimes quelque part dans le labo. Trouve-moi quelque chose.
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