Il parlait des corps comme s’il s’agissait d’objets. Tous deux descendirent les marches et arrivèrent au premier sous-sol. Le directeur alluma. Nouveaux crépitements électriques. La pièce était relativement petite, équipée d’une table en acier impeccablement propre. Un brancard traînait dans un coin. Au fond, une porte et, derrière, un ascenseur.
Il y avait des machines perfectionnées, comme des pompes, des mélangeurs magnétiques de produits chimiques, mais aussi des outils : haches, marteaux, scies manuelles et à ruban. Lucie repéra immédiatement le dermatome, cet instrument destiné à peler la peau. C’était avec ce genre d’engin que Jean-Michel Florès avait été écorché dans le dos et à l’arrière des membres inférieurs.
— C’est ici que Camille passe une bonne partie de son temps, fit le directeur. Il faut savoir qu’il n’existe pas de diplôme pour devenir préparateur en anatomie, c’est un métier hybride où l’on se forme sur le tas, si vous me passez l’expression. Un préparateur acquiert d’excellentes compétences médicales au fil du temps, à force il connaît le corps humain sur le bout des ongles, mais, à la base, il est thanatopracteur, garçon de morgue, tout ce que vous voulez.
— Et lui, Camille, quel était son métier d’avant ?
— Boucher. De père en fils. Un bon boucher, d’ailleurs, sa boutique tournait bien il paraît. Mais il a tout lâché pour venir ici. Ça fait dix ans qu’il travaille chez nous. Comme préparateur, il est encore meilleur. L’anatomie le passionne. Je crois que, s’il avait eu la bonne orientation dès le départ, il serait devenu médecin ou chirurgien.
Un boucher. Lucie imaginait difficilement quel genre d’individu pouvait passer ses journées dans un endroit aussi sinistre. Mais elle avait désormais la quasi-certitude d’avoir trouvé celui qu’elle cherchait.
— Vous pensez que la photo de la tête coupée a pu être prise sur cette table ?
— Difficile à dire. Mais, en tout cas, c’est dans ce lieu que Camille réalise ce genre de manipulation. On désolidarise souvent les têtes des corps. Les têtes coupées sont utilisées principalement par les futurs dentistes, parfois par les étudiants qui veulent se spécialiser en neurologie, aussi. Rien n’est perdu, tout est exploité.
— Si j’ai bien compris, Camille peut entrer ici la nuit ?
Le directeur désigna la porte.
— Le labo ferme à 20 heures, mais derrière cette porte, se trouve l’aire de réception des corps. Camille possède la clé donc il peut entrer quand il veut, oui.
Il fit quelques pas et ouvrit, dévoilant un garage.
— C’est là que les cadavres sont déposés. Camille les reçoit, puis les descend par l’ascenseur avec le brancard, derrière vous, pour les enregistrer, leur attribuer un numéro et les stocker. Il les remonte dans cette pièce à la demande. Des professeurs peuvent exiger, pour un cours, dix mains, six jambes, deux têtes… Alors c’est là, sur cette table, qu’il travaille et répond aux demandes.
Lucie imaginait bien ce que ce « travail » signifiait, lorsqu’elle voyait les différents outils. Elle pensait aussi à cette histoire de numéros, d’anonymisation.
— Descendons au dernier niveau, fit le directeur. C’est le plus… difficile.
Il glissa une clé dans l’ascenseur, les portes s’ouvrirent. Un seul bouton, le niveau –2. Ils atterrirent dans un premier sas où étaient stockées des caisses en bois de différentes tailles, des clous, des scies, comme dans un petit atelier de menuiserie.
— C’est cet ordinateur-là, fit Couture.
Il l’alluma, mais le système demanda un login et un mot de passe.
— Il fallait s’en douter. Malheureusement, je ne connais pas ses données d’utilisateur pour pouvoir entrer dans le système.
Lucie ne put cacher sa déception, elle soupira. En attendant qu’ils puissent le faire analyser par leurs experts, ne restait plus que l’autre option : observer les cadavres, chercher des traces.
Couture poursuivit ses explications :
— C’est dans ces caisses que sont rassemblées les pièces anatomiques d’un sujet après utilisation. La caisse part ensuite au crématorium avant de revenir dans une petite urne, et le numéro est alors remplacé par le vrai nom du défunt. Cela paraît peut-être illusoire lorsque vous voyez l’envers du décor, mais on veille à être en mesure de restituer les cendres si la famille nous les demande.
La flic avait l’impression de fouler un territoire interdit, profond, dont personne ne soupçonnait ou n’avait envie de connaître l’existence. Et qui, pourtant, existait bel et bien. Lucie fixait son téléphone portable, qui avait perdu le réseau, puis marqua un arrêt, réfléchissant, pensant au message. Nous prenons sans rendre. La vie, la Mort. N’était-ce pas ce que Pradier faisait ici ? Prendre la mort des gens sans la rendre à personne ? L’explorer jusque dans ses plus sombres retranchements ?
— Une question ? fit Couture, remarquant son trouble.
— Oui… Supposez que je sois à la place de Camille Pradier et que je veuille me débarrasser de cadavres. Les rayer définitivement de la surface de la Terre sans laisser la moindre trace. Existe-t-il meilleur endroit au monde pour le faire ?
Le regard d’Alban Couture s’assombrit.
— Camille a de gros problèmes, c’est ça ?
— Si nos soupçons se confirment, « gros problèmes » est un euphémisme.
Le directeur du laboratoire hésita quelques secondes, puis répondit avec franchise :
— Aussi effroyable que cela puisse paraître, il n’y a aucun système centralisé qui gère les corps donnés à la science. Tout ce dont nous disposons, ce sont des fichiers Excel locaux. Chaque laboratoire fonctionne selon des règles d’éthique différentes. Certains se fichent royalement de rassembler les cendres dans des petites boîtes… D’autres récupèrent des corps non réclamés, qui normalement doivent partir à la fosse commune, en donnant un billet aux pompes funèbres, comme il y a cinq cents ans. Les vieilles traditions ne se perdent pas… Légalement, il y a encore de gros vides juridiques en ce qui concerne le don du corps à la science. Disons que ce n’est pas une priorité du gouvernement de réglementer tout cela.
Il prit une profonde inspiration.
— Vous avez raison, rien n’empêche… Vous entrez ici la nuit avec un corps dont vous voulez vous débarrasser, vous l’enregistrez sous une identité bidon et vous l’envoyez à la dissection, se faire découper en morceaux. Les étudiants se chargent du reste. Ou vous le coupez vous-même en morceaux et le mettez dans l’une de ces caisses avec un autre corps lui-même en pièces, sans l’enregistrer dans le fichier Excel. Les gars de la crémation terminent le boulot, ils brûlent deux corps au lieu d’un sans s’en apercevoir. Oui, c’est faisable, comme le médecin généraliste peut lui-même tuer une patiente en fin de vie, comme un médecin légiste pourrait autopsier un cadavre qu’il a lui-même assassiné et mentir sur la cause de la mort. Tout est toujours faisable, si vous avez l’esprit tordu.
— Notre homme a l’esprit tordu, croyez-moi.
Couture désigna la porte fermée.
— Vous voulez toujours fouiller là-dedans ?
Lucie serra discrètement les poings.
— Plus que jamais. Et le temps presse.
Alban Couture semblait abattu. Il posa une main sur la poignée et ouvrit.
— Allons-y. Mais j’espère que vous n’avez rien à vomir.
Sharko resta immobile face aux silhouettes qui obstruaient la clarté de la cage d’escalier.
Elles ne bougeaient pas. Malgré le contre-jour, le flic put voir des visages couverts de foulards, de torchons, ne laissant visible que le regard. Il discernait aussi les contours des armes qu’ils tenaient. Des outils, des barres, des fusils.
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