Le directeur du laboratoire retira la bâche de la première cuve.
Un cauchemar.
Les cadavres semblaient flotter avec grâce les uns au-dessus des autres. Ils étaient blancs comme la cire d’une bougie, les visages étaient boursouflés, les paupières se décollaient des yeux, les bouches étaient grossies par le liquide et les épaisses vitres en Plexiglas. Avec les éclairages, ils ressemblaient à des marionnettes de l’horreur.
Les cadavres du dessous disparaissaient dans l’ombre.
Lucie resta d’abord immobile et dut surmonter son appréhension pour se pencher par-dessus la cuve. Même en retenant sa respiration, elle sentait les vapeurs dans sa trachée, ses poumons. Puis elle fit le tour, observant désormais à travers les vitres.
Elle se redressa.
— On ne voit pas tous les crânes, certains sont mal… positionnés. Il y a moyen de faire une vérification ? De sortir les corps de là ?
Couture soupira. Il désigna les chaînes reliées à la grosse machine.
— Il faut actionner le moteur. Le système va lever une grosse grille qui repose au fond de la cuve, et ainsi sortir tous les cadavres de la piscine. Ils sont une trentaine par cuve. Il faudra les regarder… un par un. Vous êtes bien certaine de…
— Faites-le, dit Lucie.
Couture actionna le moteur. Les chaînes se raidirent, s’enroulèrent autour d’une grosse bobine. Doucement, la grille se décolla du fond et fit remonter les masses inertes. Du formol glissait le long de leurs corps caoutchouteux et gouttait par les trous de la grille, avant de former des flaques translucides sur le carrelage.
— Reculez, fit Couture.
Les chaînes coulissèrent le long de rails, et Couture posa la grille au sol. Un bruit métallique résonna dans l’ensemble de la pièce. Les cadavres tremblèrent comme des couches de gélatine mais restèrent empilés, quatre rangs de presque un mètre de haut. Le directeur revint avec des gants en latex et des masques.
— Tenez… Enfilez-en deux paires. Manipulez-les rapidement.
Lucie n’en pouvait plus, la tête lui tournait, mais elle s’efforçait de tenir. Ces corps étaient tellement déshumanisés qu’il était difficile de définir leur âge. La flic s’approcha et entama sa sinistre tâche, aidée de Couture. Déplacer les corps si nécessaire, observer les crânes à la recherche de tatouages, rempiler à côté, sur la grille. Des gestes difficiles, horribles. Lucie s’en voulait d’agir ainsi, un cadavre restait un être humain, mais elle n’avait pas le choix.
— C’est curieux, nota Couture en manipulant les cadavres. Certains sont pelés. L’arrière d’une cuisse, d’un bras…
Ils en étaient au tout dernier cadavre de la deuxième pile, celui situé le plus profondément dans la piscine. Le corps de femme était déjà positionné de dos.
Les tatouages étaient là, à l’arrière de son crâne.
AB , et, dessous, 07.10–02.04-05.09–10.15
Lucie leva des yeux plein d’effroi vers le directeur.
— Cette fois, plus aucun doute. Votre employé est l’homme qu’on recherche. Vous pouvez vérifier si… si elle a encore ses yeux ?
Couture laissa le corps sur le dos et tourna seulement la tête. Puis il se pencha.
— Non. Les globes oculaires sont vides.
La flic sortit son téléphone.
— Je vais passer un coup de fil.
Couture la vit revenir deux minutes plus tard, paniquée.
— Vous remettez ce corps d’où il vient et ne touchez plus à rien en attendant que je revienne. Je dois y aller.
Très vite, la pièce replongea dans les ténèbres.
Quelques bulles éclatèrent à la surface, puis plus rien.
Les cadavres retrouvèrent leur tranquillité aquatique.
Lucie roulait pied au plancher.
Elle doublait dangereusement, klaxonnait, grillait les priorités. Les vitres étaient baissées au maximum pour dissiper l’odeur de formol qui imprégnait encore ses vêtements. Elle tenta de joindre son chef au téléphone, raccrocha, réessaya, s’acharna. Elle était au bord des larmes.
Tout était sa faute.
D’abord Camille, et maintenant Nicolas.
Elle bifurqua vers la route communale. Ses signaux se mirent en alerte lorsqu’elle aperçut, au loin, un panache de fumée noire qui s’élevait dans le ciel.
Le moteur hurlait, elle poussait les rapports à fond. En moins de deux minutes, la voiture s’engageait dans l’allée de la propriété. La fumée sortait par la cheminée et la fenêtre avant, grande ouverte. Lucie vit des flammes se déployer, mais la maison n’était pas encore complètement embrasée. Elle donna un grand coup de frein et sortit en catastrophe, le flingue dans la main.
Il n’y avait aucun autre véhicule.
Elle eut quelques secondes d’hésitation, puis se dirigea vers le coffre. Elle prit une des couvertures des bébés, qu’elle roula en boule, et appela les pompiers. On la mit en attente, elle raccrocha et se rua vers la porte d’entrée. Fermée à clé. Sans hésiter, elle tira deux balles dans le verrou et donna un coup d’épaule.
Un flux de chaleur lui frappa le visage.
Elle s’enroula dans la couverture, en plaqua une partie devant son nez et entra.
— Nicolas !
Elle prit sur la gauche, regarda rapidement vers le salon. Des fresques grises commençaient à glisser sur le plafond, s’accumulant tels de gros nuages orageux. Lucie savait que ce qui tuait en premier, ce n’était pas les flammes mais l’intoxication provoquée par les fumées d’incendie.
Tout en appelant, elle courait dans chaque pièce. Des foyers partaient de tous les côtés. D’ici quelques minutes, cette maison se transformerait en un gigantesque brasier.
Elle tomba sur la porte de la cave percée d’impacts de balle. Les projectiles avaient fini leur trajectoire dans le mur du couloir. Une partie du bois avait cédé, mais la porte n’avait jamais pu être ouverte. Nicolas Bellanger se trouvait à coup sûr à l’intérieur, il avait dû essayer de sortir, en vain.
— Nicolas !
Pas de réponse. Elle tourna le verrou et ouvrit. Les marches, devant elle, avaient noirci, comme brûlées. Au fond de l’obscurité, de la lumière mouvante, rougeâtre. Lucie descendit aussi vite que possible. Son pied tapa dans une bûche embrasée. Les cendres brûlantes grignotèrent les dalles en bois qui ne tarderaient pas à prendre feu.
Le corps de Bellanger gisait au sol tandis que, en face, un pan en polystyrène flambait.
La planche d’une étagère céda.
Lucie souleva avec difficulté le corps inerte de son chef et le traîna. Elle souffrait, s’essoufflait, la fumée la prenait à la gorge, attaquait ses muqueuses. Le feu avait forci, des bandes de flammes se déployaient, les rideaux se transformaient en confettis noirâtres. Elle crut bien ne jamais réussir à tirer le corps dans l’escalier, mais l’urgence de la situation l’y aida. Elle regagna enfin l’extérieur et hissa Nicolas jusqu’à l’arrière de sa voiture.
Elle précipita son oreille contre la poitrine du capitaine de police.
Dieu merci, son cœur battait.
Lucie démarra et fonça pour la troisième fois vers ce maudit CHR.
Dix minutes plus tard, Nicolas Bellanger était admis aux urgences.
État stable.
Il allait vivre.
Seulement alors, Lucie se laissa choir sur une chaise et frôla l’évanouissement.
Nicolas Bellanger était passé tout près.
D’après les retours d’examens, il ne souffrait d’aucune intoxication profonde ni d’aucun traumatisme, mais il avait eu un petit début d’asphyxie qui justifiait la perfusion dans son avant-bras et l’arrivée d’oxygène dans ses narines par un tube en silicone.
Il était plus de 19 heures. Quatre heures s’étaient écoulées depuis que Lucie l’avait emmené aux urgences. Elle avait essayé de joindre Sharko, sans succès, alors elle lui avait laissé un message très bref : « Rappelle-moi dès que tu peux. »
Dans la foulée, elle appela sa mère pour signaler qu’elle allait rentrer tard. Que cette affaire lui demandait beaucoup de travail au bureau, que ses chefs exigeaient des dossiers carrés. Que ce n’était pas toujours comme ça mais que le manque d’effectifs dû aux vacances la poussait à faire des heures sup. Et bla, et bla, et bla… En raccrochant, Lucie se demanda combien de temps elle pourrait encore mentir.
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