Une voix masculine.
« Mademoiselle Thibault, docteur Calmette à l’appareil. Je sais, il est tôt. Vous avez décidément une bonne, une très bonne étoile. J’ai eu un appel de l’agence de biomédecine, un cœur est arrivé. Même groupe sanguin, excellente compatibilité HLA. L’agence nous place en priorité jusqu’à ce soir, minuit grand maximum. Je ne leur ai évidemment pas parlé de votre refus de soin. Rappelez-moi en urgence. Si vous ne vous manifestez pas, le cœur partira malheureusement ailleurs. J’attends avec impatience votre coup de fil. Ça va fonctionner, cette fois, Camille. Vous voyez bien qu’il faut toujours y croire ? Cette chance était inespérée, et pourtant…
Appelez-moi ! »
Nicolas écouta le message deux fois et laissa tomber le téléphone entre ses jambes.
Qu’est-ce que cela signifiait ? Que Camille devait de nouveau être greffée ? Pourquoi ? Son cœur — le cœur de Loiseau — était-il malade, dysfonctionnel ? Ça va fonctionner, cette fois. Était-ce pour cette raison que Nicolas avait senti Camille triste ? Qu’elle avait pleuré l’autre nuit à l’hôtel, alors qu’ils faisaient l’amour ? Qu’elle voulait que tout aille vite entre eux ?
Parce que ses jours sont peut-être comptés.
Il songea à ce métronome, dans la chambre d’hôtel. Le tic-tac lancinant… Camille avait peur du temps qui passait.
Elle savait peut-être qu’elle allait mourir.
Ce cœur, c’était une nouvelle chance. Un cadeau inespéré.
Nicolas s’empara de la bouteille de whisky et la fracassa de toutes ses forces contre le mur.
Sharko crevait de soif.
Même s’il ne bougeait pas, les cendres virevoltaient, venaient jusqu’en haut des escaliers et lui asséchaient la gorge. Depuis combien de temps l’avait-on enfermé dans ce trou ? Sept, huit heures ? Il faisait si noir qu’il n’arrivait même pas à lire l’heure à sa montre.
Qu’allait-on faire de lui ? Le laisser crever ici comme un chien ?
Franck ressentait une véritable peur au fond des tripes. Pas celle de mourir — il avait frôlé la mort tant de fois —, mais celle d’abandonner sa famille. Il imagina le visage de ses fils, le petit pli oblique d’Adrien, il voulait encore les câliner, leur donner du bonheur. Ses enfants ne devaient pas grandir avec seulement la photo de leur père à leur côté. Dis, maman, pourquoi papa il est pas là ?
Lucie était solide, mais elle ne supporterait pas sa disparition.
Il y avait déjà eu bien trop de morts autour d’elle.
Sharko se repassa le film de ce qui s’était déroulé dans la matinée. Ses agresseurs étaient à l’évidence des gens du village. Pourquoi avaient-ils réagi ainsi ? Que s’était-il réellement passé entre ces murs ? Qu’était-il arrivé à la ville de Torres ?
Il entendit soudain le bruit d’un meuble qu’on tire, juste derrière la porte. Fracas de métal, de poutres. Une poignée qu’on tourne, et le rai de lumière qui s’invite sur les marches, comme l’épée de la délivrance.
C’était encore le jour.
Les yeux bleus se dessinèrent dans le trait lumineux. Sharko les reconnut immédiatement. La femme qui était avec ses agresseurs avait ôté son foulard. Elle avait de longs cheveux bouclés d’un noir aux reflets brillants. Elle devait avoir quarante-cinq ans.
— Dépêchez-vous, murmura-t-elle en anglais. Des hommes veillent sur la route devant La Colonia. J’ai dit que je me sentais mal, que j’étais allée derrière l’hôpital pour… Enfin, ils croiront que vous avez réussi à pousser la porte et que vous vous êtes enfui seul. On n’a que peu de temps.
Sharko se glissa dans l’ouverture et la suivit. Elle courait.
— Certains comptent revenir ici et vous faire parler. Ils veulent l’homme aveugle, Nando.
Sharko comprit qu’elle parlait de Mario.
— Pourquoi ?
— Vous n’auriez jamais dû montrer cette photo, vous avez réveillé les anciennes peurs et la folie de Torres. Votre voiture est déjà au fond de l’eau avec votre téléphone. Je suis désolée.
Sharko serra les dents. La femme traça vers les arbres. Après une centaine de mètres de terre ferme, se déployèrent des marais. Des étendues d’eau luisantes, une végétation frissonnante, des roseaux, des nénuphars, percés de bandes d’herbe qui s’écartaient les unes des autres, se rejoignaient, se divisaient. Un véritable labyrinthe qui se perdait à l’infini.
— On ne va quand même pas…
— C’est la seule solution, trancha la femme. (Elle pointa l’horizon du doigt.) Je ne peux pas aller avec vous sinon, dans cinq minutes, ils seront à nos trousses et nous n’aurions aucune chance. Ne perdez pas de vue cet arbre géant en forme de V, tout au fond, positionné sur un îlot. C’est là-bas que vous devez aller. Vous en avez pour une heure de marche, l’eau vous montera au maximum jusqu’au bassin. Faites au plus vite, sinon l’obscurité vous surprendra.
Sharko secoua la tête. C’était juste dément.
— Je vais crever, là-dedans.
— Je l’ai fait par le passé alors, vous y arriverez. Tranchez au plus droit, contournez quand vous ne pouvez pas passer, mais gardez le cap. Une fois à cet arbre, vous attendez la nuit et vous vous cachez bien, surtout, parce qu’ils vont vous chercher, croyez-moi. Je viendrai vous récupérer, sans doute très tard, et je vous aiderai à fuir. Ne traînez pas dans l’eau, il y a des serpents et des caïmans. Ne tentez pas de sortir des marais par vous-même, vous vous perdriez et mourriez. Il y a plus de cent kilomètres carrés et des endroits infestés de caïmans noirs où il vaut mieux ne pas aller.
Sharko déglutit péniblement.
— Vous ne pouvez pas me laisser comme ça, vous devez m’en dire plus.
— Quand je reviendrai, je vous expliquerai.
— Vous êtes Florencia, c’est ça ?
— Comment vous savez ?
— Nando n’a jamais prononcé qu’un seul mot. Votre prénom.
Sharko put voir les larmes imprégner instantanément ses yeux.
— Bonne chance. Et, par pitié, soyez fort et allez au bout de votre quête. Pour Nando et tous les autres qui peuplent ces marécages.
— Attendez !
Il lui tendit son portefeuille.
— Il contient mon passeport, mes papiers. Ils ne supporteront pas l’eau. Vous me le rendrez dans la nuit.
Elle acquiesça, le glissa dans ses vêtements et disparut.
Sharko se retourna et fixa avec effroi l’enfer qui l’attendait. C’était impossible, comment allait-il pouvoir traverser ce maillage d’eau et de végétation ? Il se mit à courir, s’aventura sur une bande d’herbe molle qui fendait l’onde. Il avait l’impression de marcher sur un tapis de mousse flottant. Ses semelles trempaient dans l’eau sans que les pieds s’enfoncent complètement. Très vite, des roseaux, des bambous, des plantes hydrophytes se resserrèrent autour de lui, comme de petites mains voulant l’agripper. Des oiseaux sifflaient, criaient, des têtes d’animaux dépassaient, fendant la surface tels des morceaux de bois. Peut-être des rats.
Des caïmans, des serpents…
Franck ne perdait pas de vue l’arbre en forme de V et essaya de s’orienter dans l’effroyable dédale de bandes de terre. Le soleil tombait vers l’horizon, étirant les ombres, accentuant les contrastes. Il vit des espèces d’arbres étranges, envahis de plantes parasites, de la savane flottante, des maillages de branches qui plongeaient dans l’eau ou en jaillissait. Il ne semblait y avoir aucune règle dans ce marais, et, pourtant, la nature y avait sûrement trouvé sa logique, son équilibre.
Le flic allait devoir traverser pour aller d’une bande à l’autre. Il hésita franchement à faire demi-tour mais se décida enfin. Il leva les bras et s’enfonça dans la vase, s’accrochant à l’image de ses jumeaux, de Lucie. Il devait y arriver, pour eux.
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