— On peut toujours espérer que Pradier s’en tire, se justifia-t-il. S’il se réveille, on a des chances de remonter jusqu’à Charon et de boucler l’enquête rapidement. Et même si ça ne fonctionnait pas, Sharko est sur une bonne piste. On va vite les coincer.
Le divisionnaire poussa un profond soupir.
— Encore une fois, ce n’est pas une question de temps, c’est…
— C’est une question de temps ! trancha Bellanger. Camille Thibault est peut-être en train de mourir à l’heure qu’il est. Elle suit un traitement antirejets qui lui est vital. Chaque heure, chaque minute compte.
Nicolas avait haussé le ton et coupé la parole à son responsable sans s’en rendre compte. Il n’en pouvait plus et n’arrivait pas à admettre que Camille puisse être morte.
— Camille Thibault n’existe pas, répliqua sèchement Lamordier. Vous n’avez jamais entendu parler d’elle, son nom n’apparaîtra nulle part dans nos rapports tant qu’on ne retrouvera pas son corps. À ce moment, on verra comment gérer le truc sans faire trop de dégâts.
Bellanger voulut réagir, mais le divisionnaire le précéda :
— Croyez-vous que j’aie envie de me mettre tout le corps de la gendarmerie du Nord à dos ? De donner une image de « bricoleurs » à notre service ? Vous connaissiez les risques, non ? Je ne veux plus entendre son nom entre nos murs.
— Je devais prévenir ses proches si ça tournait mal. Elle a pris des risques pour nous, elle…
— Faites ça, et vous êtes viré.
Il fixa son subordonné bien au fond des yeux comme s’il voulait l’engloutir. Nicolas ne cilla pas, mais il n’eut pas la force de répliquer, de se défendre.
— Vous êtes sur des charbons ardents, capitaine, et je n’ai malheureusement personne dans l’immédiat pour vous remplacer. On peut dire que vous avez de la chance, mais ne vous étonnez pas si très prochainement vous vous retrouvez à récurer les chiottes. À la moindre emmerde supplémentaire, je ne ferai pas dans le détail. Vous sauterez, et votre équipe en subira les conséquences.
— Laissez-les en dehors de ça. Ils n’ont fait qu’obéir à mes ordres.
— Je n’en doute pas. Rentrez chez vous maintenant. Vous ne ressemblez plus à rien.
Nicolas ne le salua pas. Il le maudit en sortant.
Ce fut une fois seul dans sa voiture qu’il craqua. Ses nerfs lâchèrent, il pleura à chaudes larmes, les poings écrasés sur le volant. Des années qu’il ne s’était pas senti faible à ce point. À quand remontaient ses dernières larmes ?
Au bout de quelques minutes sa tête lui tourna, et il avala une aspirine avec de l’eau tiède qui traînait dans une petite bouteille.
Il se regarda dans le rétroviseur. L’expression de son visage se durcit. Il tourna la clé dans le contact et démarra, ivre de fatigue et de colère.
Avec une envie.
Celle de tuer.
Il était très tard.
Les couloirs de l’hôpital s’étaient vidés et avaient retrouvé leur calme. Nicolas Bellanger patientait à proximité du service de neurochirurgie de l’hôpital La Source, au CHR d’Orléans. L’un des chirurgiens, le docteur Swynghedauw, sortit finalement du bloc, après des heures d’opération. Bellanger alla à sa rencontre et montra sa carte tricolore.
— Je suis le policier en charge de l’enquête, fit-il. Dites-moi qu’il est en vie, docteur.
Le chirurgien avait ôté sa calotte bleue et était chaussé de sabots qui ressemblaient à des Crocs . Ses cheveux étaient trempés, collés à son front.
— L’intervention a été longue, difficile. Fractures multiples, hémorragies… Le plus difficile était au niveau de la tête. On a pu évacuer un hématome extra-dural provoqué par le choc. Cet hématome s’était constitué entre la table interne osseuse et la dure-mère, suite à la lésion de l’artère méningée moyenne. Mais les fuites sanguines étaient importantes, l’hématome était gros et a comprimé le tronc cérébral assez longuement.
— Quelles sont les conséquences ?
— Vu l’importance des lésions, la possibilité d’un coma profond, voire d’une aggravation de son état n’est pas exclue.
— Par aggravation, vous entendez…
— Nous saurons dans les heures à venir, mais il n’est pas tiré d’affaire. Il faut patienter. Nous avons essayé de joindre sa famille. Ses parents sont morts, eux aussi, dans un accident de voiture il y a quelques années. C’est une bien sinistre coïncidence.
Le chirurgien le salua et s’éloigna dans le couloir.
Une heure plus tard, Nicolas se tenait devant le lit de Pradier, en unité de soins intensifs. On l’avait autorisé à rester un quart d’heure dans la chambre.
Malgré un gros bleu au visage, ce salopard avait l’air de dormir paisiblement. D’épais pansements maintenus par un filet couvraient une partie de son crâne rasé. Une perfusion lui entrait dans le bras. L’autre membre semblait pris dans un maillage d’acier inextricable. Nicolas Bellanger observa le faisceau d’électrons de l’électrocardiogramme se déplacer sur l’écran et, régulièrement, opérer son brusque mouvement vers le haut, signifiant un battement du cœur.
Camille Pradier continuait à lutter.
Cette raclure s’accrochait à la vie.
Nicolas se rapprocha du lit et se pencha à l’oreille du patient.
— Où est-elle ? Où est Camille ? Qu’est-ce que tu lui as fait ?
Il se tut, comme s’il attendait une réponse. Mais Pradier semblait loin, très loin d’ici.
— Je vais te dire un truc. T’as intérêt à te battre et à nous revenir très vite, parce que je te garantis que je vais me pointer ici tous les jours te chier dans les oreilles. Si elle est morte, je te tue. C’est aussi simple que ça.
Nicolas posa sa main sur le bras fracturé, enfonça ses doigts dans la chair bleue et jaune et appuya, les dents serrées.
— Pour Camille, fils de pute.
Le rythme cardiaque s’amplifia. Nicolas relâcha la pression et regarda sa main tremblante, les yeux hagards. Il se recula contre le mur en retenant son souffle. Puis sortit presque en courant. Il savait qu’il était désormais capable de tout.
Il devenait barge. Incontrôlable.
Il rentra chez lui, aux portes de la banlieue parisienne, près de Boulogne-Billancourt. Un appartement bien trop vide, sans vie, sans personnalité. Personne ne venait jamais ici, Nicolas n’était pas du genre à recevoir. Juste un terrier où il dormait, à peine décoré d’une bibliothèque aux étagères ployant sous le poids de ses nombreux livres anciens. En voyant les Lettres persanes , il pensa à une citation de Montesquieu qui n’avait jamais eu autant de sens que ce soir-là : « La tristesse vient de la solitude du cœur. »
Ce soir, il était plus seul que jamais.
Ce soir, il détestait sa vie de merde.
Il tira un plat préparé du congélateur et le fourra dans le micro-ondes. Il n’en mangea pas la moitié. Dans son canapé, face à la télé allumée sans le son, il but un grand whisky et sombra comme une masse, sans se sentir partir.
Il lui sembla émerger d’un lointain pays lorsqu’il entendit un téléphone vibrer. Il regarda l’horloge, il était exactement 6 heures du matin.
Il lorgna vers son portable, posé sur la table basse. Éteint.
Les vibrations venaient d’ailleurs.
Il se frotta le visage et se laissa guider. Ça provenait de la poche intérieure de sa veste.
Les vibrations s’arrêtèrent. Nicolas y plongea la main et récupéra un téléphone.
Celui de Camille.
Qui pouvait appeler à une heure pareille ? Encore le fameux Boris, qui avait déjà appelé à trois reprises depuis la veille ?
Une enveloppe s’afficha, annonçant l’arrivée d’un message. Nicolas composa le numéro du répondeur.
Читать дальше