Il avait froid, soif, un mal de chien au genou droit. Et la nuit qui allait tomber comme un couperet. Noire. Sans pitié.
Il pensa à la dernière phrase de Florencia. Tous les autres qui peuplent ces marécages. Qu’est-ce qu’elle avait voulu dire ? Quelles horreurs s’étaient produites dans cet hôpital maudit ? Dans cette ville de fous ?
Environ vingt minutes plus tard, un coup de feu claqua au ciel. Sharko vit, loin au-dessus de La Colonia, des oiseaux prendre leur envol.
Le compte à rebours était lancé : on avait découvert sa disparition.
La meute allait le traquer.
Il accéléra le tempo, la gorge en feu, courait dès qu’il atteignait des morceaux de terre flottant, avant de sombrer de nouveau dans cette eau froide, bourrée de lentilles, de laitues d’eau, de crotons, de papyrus, de nénuphars parfois plus grands que lui. Tout était démesurément hostile.
Son blouson gorgé d’eau le freinait trop, accumulait de la végétation, s’accrochait aux branches, alors il s’en débarrassa, le balançant sur le côté.
Les minutes passaient, il avait l’impression de ne pas avancer, que l’arbre en V était toujours aussi loin. Un échassier au long cou blanc prit son envol à une trentaine de mètres devant lui, et déchira le ciel. D’autres suivirent.
Il crut soudain percevoir des bruits de moteur, au loin.
Ces enfoirés allaient le traquer en bateau.
Le ronflement grossissait. Les hommes avaient dû repérer les volatiles qui fendaient le ciel comme des sentinelles.
À bout de souffle, Franck se dirigea vers une forêt de bambous immergés. Ils étaient serrés tels les barreaux d’une prison, il s’y glissa avec peine, se baissa et ne bougea plus. Ne plus voir son corps dans cette eau noire lui fichait une frousse bleue. Il pouvait y avoir tout un tas de saloperies, là-dessous. Sa poitrine lui brûlait, ses membres s’engourdissaient, il se mit à trembler et fut prit d’une nouvelle bouffée d’angoisse : il ne reverrait plus jamais sa famille.
Il se ressaisit, transformant son corps en une torche brûlante. Quelques minutes plus tard, il vit un petit Zodiac passer au ralenti devant lui, avec quatre hommes à son bord, armés de carabines. Des gueules menaçantes, des visages furieux, des crânes rasés ou des cheveux qui, au contraire, frisottaient jusqu’aux épaules. Un projecteur pour le moment éteint était situé à l’avant du bateau.
Son blouson écossais était posé dessus, semblant crucifié.
Sharko retint son souffle, seule sa tête dépassait de la surface.
Les regards morveux fouillaient chaque recoin du bras d’eau, les yeux roulaient dans leurs orbites folles.
L’embarcation passa juste devant son nez et vira en suivant la voie d’eau.
Le bruit diminua mais restait toujours présent, en sourdine, telle une menace invisible.
Sharko se redressa et reprit son chemin de croix. Il réussit à atteindre l’arbre en forme de V après une demi-heure de souffrance, les poumons, les membres transis de froid.
Il se hissa sur un petit îlot dont une partie était couverte d’une végétation inextricable, enracinée jusqu’au plus profond du sol. Grelottant, il se réfugia dans un renfoncement, se demandant combien d’heures il réussirait à tenir comme ça.
Mardi 21 août 2012
La maison de Camille Pradier avait presque intégralement brûlé.
En ce mardi matin, Lucie évoluait sur un tas de cendres qui était quelques heures plus tôt la salle à manger. Au-dessus d’elle, elle pouvait apercevoir le ciel bleu et, sur le côté, Nicolas Bellanger qui allait et venait dans le jardin, téléphone portable collé à l’oreille.
Les équipes de la police scientifique, département Explosifs et incendie, venaient de passer l’endroit au peigne fin, accompagnés de chiens entraînés à renifler les traces de produits accélérateurs. Ils avaient trouvé les restes calcinés d’un bidon d’alcool à brûler. D’après leurs analyses, il y avait eu plusieurs départs de feu, ce qui correspondait à ce que Lucie avait vu en pénétrant dans la maison en flammes : Camille Pradier avait embrasé des bûches un peu partout avant de prendre la fuite.
Où cherchait-il à se rendre avant son accident de la route ? Où se trouvait « leur » Camille ? Questions qui tournaient en boucle dans la tête de Lucie, et elle cherchait des éléments de réponse dans la maison. Elle osa une descente à la cave, dans ce morceau de ténèbres où Pradier se livrait à ses horribles activités. Elle avait l’impression de marcher dans de la neige grise. Tout avait fondu, s’était désintégré sous l’effet de la chaleur. Juste des cendres, de l’acier rétracté, du béton noirâtre.
Ils ne trouveraient rien dans cette baraque. Aucun indice, nul élément indiquant où se trouvait Camille Thibault.
Et les aiguilles du temps qui tournaient, tournaient.
Nicolas Bellanger l’attendait à l’extérieur, le visage grave. Robillard et Levallois étaient restés dans l’ open space , au 36, l’un occupé à gérer la paperasse et à mettre au carré les différents rapports et procès-verbaux comme l’avait exigé leur divisionnaire, et l’autre à faire des recherches sur les vols d’yeux ou les expériences sur les corps humains dans les pays de l’Est.
Le capitaine de police raccrocha enfin et se massa les tempes.
— Je viens d’avoir l’hôpital. Il est mort, Lucie. Pradier est mort dans la nuit.
La lieutenant de police accusa le coup.
— C’est pas possible.
Bellanger ne cachait même plus son abattement.
— Rien de neuf de ton côté, je suppose ?
— Le néant.
— Et Franck ?
Lucie secoua la tête, les lèvres pincées.
— Toujours rien. La dernière fois que je l’ai eu, il partait pour un hôpital psychiatrique du côté de Corrientes, je ne suis plus où, Torres quelque chose. Depuis, rien. Pas un appel, pas un SMS. Je commence vraiment à m’inquiéter.
Lucie s’attendait à ce que Nicolas lui balance un truc du genre « Franck est un dur à cuire, ça va aller », ou alors « Son téléphone est peut-être déchargé », mais il ne s’engagea pas sur cette voie et préféra changer de sujet :
— J’ai obtenu quelques infos venant de la voiture accidentée de ce Pradier. Les pompiers ont bien essayé de récupérer le GPS dans l’habitacle de sa voiture, mais le choc frontal l’a réduit en miettes. En revanche, dans la boîte à gants, ils ont récupéré une liasse de facturettes d’essence. Tu les auras scannées et sur ton mail en rentrant au 36. Je voudrais que tu y jettes un œil en priorité. On doit tout exploiter, décortiquer la vie de ce monstre, comprendre comment il fonctionnait.
Lucie le fixa dans les yeux.
— Tu me fais confiance, alors ?
— Toi, Jacques et Pascal n’avez pas hésité à me suivre, même si vous saviez qu’on n’était pas réglos. Et puis… Tu m’as sauvé la vie. Et je n’ai même pas eu l’occasion de te remercier.
— Ça va, répliqua Lucie.
Nicolas afficha un pâle sourire.
— Je crois que… plus rien ne va dans ma tête. (Il soupira, réfléchit.) Ah oui, concernant notre petit squelette, j’ai enfin eu les retours ADN qui confirment nos hypothèses. Ce bébé est bien le fils biologique de Jean-Michel et d’Hélène Florès. C’est lui qui est né à Lariboisière le 8 octobre 1970.
— Et mort quelques jours plus tard, le crâne en bouillie…
— Oui, Mickaël Florès, continuons à l’appeler comme ça, était un bébé de substitution volé en Espagne pour cacher un drame, un secret que Jean-Michel Florès a traîné une bonne partie de sa vie.
Il fit un mouvement de tête en direction de sa voiture.
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