Elle mit Nicolas au courant de la situation lorsqu’elle put enfin entrer dans sa chambre : la maison avait presque intégralement flambé, la police d’Orléans était sur le coup, et un avis de recherche sur Camille Pradier avait été lancé. Évidemment, elle n’avait pu faire autrement que d’avertir leur commissaire divisionnaire du fiasco. Il voulait tous les voir « immédiatement ! », alors que Nicolas était couché dans un lit d’hôpital.
Connard…
Robillard et Levallois étaient déjà en train d’être passés à la moulinette dans le bureau du chef. Il allait falloir rendre quelques comptes.
— Et Camille ? demanda Bellanger. Notre Camille ?
— Aucune trace, malheureusement.
Le capitaine de police parut accablé. Il se redressa, ôta les tuyaux d’oxygène et se passa les mains sur le visage dans un long soupir.
— Elle n’était pas dans la maison non plus. Enfin, je ne crois pas. J’ai déconné. J’avais Pradier à portée de main. Je me suis laissé avoir comme un bleu.
— Ça s’est passé comme ça s’est passé, Nicolas. On commet tous des erreurs, c’est humain.
Il ne répondit pas et fixa le mur, pensif, les yeux légèrement humides. Lucie se sentait gênée d’être là, mais Nicolas n’avait personne, et elle ne voulait pas le laisser seul. Elle s’approcha de la fenêtre, les mains sur le radiateur froid. Pradier allait être recherché par toutes les polices de France, mais on pouvait mettre des semaines, voire des mois à le retrouver. Où comptait-il se réfugier ? Qu’allait-il faire de Camille ?
Plus le temps passait, plus les chances de la retrouver vivante s’amenuisaient.
— Sa cave… fit Nicolas. Elle était pleine de matériel humain. Pradier fabriquait des objets, des colliers, j’ai même aperçu une veste en cuir. Ça dépasse l’imagination.
— On a vu, avec le directeur du laboratoire, que Pradier se servait sur les cadavres. Et les yeux avaient été prélevés.
— Qu’est-ce que tout ça veut dire, Lucie ?
Elle secoua doucement la tête. Elle ne savait pas, ne comprenait pas.
— Entre deux hurlements, j’ai demandé au divisionnaire de contacter le juge, annonça-t-elle. Demain matin, on va récupérer l’ordinateur de Pradier pour le passer au crible et explorer plus en détail les cuves. Voir s’il y a plus qu’un corps tatoué. Ça ne va pas être une partie de plaisir, mais on doit s’y coller.
Bellanger arracha sa perfusion.
— Tu ne devrais pas, fit Lucie.
Il fixa longuement l’aiguille.
— Ça a bien failli, cette fois…
Il y avait de la résignation dans sa voix, et Lucie ne réussissait pas à savoir à quel point il lui en voulait. Ce qui était arrivé à Camille et ce qui avait failli se passer avec son chef la ramenait cruellement dans la réalité : elle exerçait un métier dangereux où la mort pouvait surgir n’importe où, n’importe quand. Elle ou Franck auraient pu être à la place de Bellanger. Ils auraient pu y rester.
Comment en étaient-ils arrivés, du jour au lendemain, à oublier toutes leurs promesses ? À reproduire les erreurs passées ? Que seraient devenus Jules et Adrien sans leur père ou sans leur mère ?
Elle soupira longuement, amère, consciente de son impuissance, de sa bêtise.
De leur bêtise.
Nicolas se leva et récupéra sa chemise sur un dossier de chaise.
— Attends-moi dans le couloir.
— Merde Nicolas, j’ai vu ça que dans les films. Tu ne vas quand même pas…
— S’il te plaît.
Lucie se résigna, et Nicolas la rejoignit cinq minutes plus tard.
— On dégage d’ici.
— Sans signer de papiers, je suppose ?
— Ils savent où me joindre.
Une fois dehors, il se dirigea vers l’institut d’anatomie, à la grande surprise de son accompagnatrice. Il lui demanda d’attendre dehors et, lorsqu’il revint, il tenait l’unité centrale de l’ordinateur de Pradier dans les mains.
— Tu crois franchement qu’on peut se permettre d’attendre ce connard de juge ? fit-il sèchement.
Lucie ne répondit pas. Ils reprirent la route, direction Paris. La tension était palpable. Ils n’échangèrent quasiment pas un mot. Bellanger restait muet, renfrogné, l’œil vide, regardant à travers la vitre.
Son téléphone sonna. Le divisionnaire qui aboyait encore. Il s’impatientait, il les attendait dans son bureau.
Un fou…
Lucie le déposa devant sa voiture qui était restée du côté du jardin du Luxembourg depuis la veille. Elle répondit elle aussi à un appel alors qu’il sortait. Son visage se crispa, elle soupira un grand coup en raccrochant.
Elle sortit et se précipita vers la voiture de Bellanger. Il s’arrêta et baissa sa vitre.
— J’ai… des nouvelles de Camille Pradier, lâcha Lucie.
Bellanger la fixa dans les yeux. Son rythme cardiaque s’emballait.
— Ils l’ont eu ?
— Il roulait sur des petites routes, il a essayé de forcer un contrôle de police il y a une heure et s’est fait prendre en chasse sur une départementale. Ça a mal tourné. Pradier a voulu couper un virage et a percuté une voiture en sens inverse. D’après les infos que j’ai, ceux qui arrivaient en face sont morts. Lui, ils l’ont emmené d’urgence à l’hôpital, toujours ce fichu CHR. Il est en vie mais inconscient. Pour l’instant, ils ne savent pas.
Le visage de Bellanger se plissa de rage.
— Ce fils de pute a intérêt à survivre.
Nicolas Bellanger venait de déposer l’ordinateur aux laboratoires de police scientifique. Il connaissait bien l’expert — un type qui, comme lui, passait ses nuits au bureau — et lui avait demandé de fouiller en urgence le disque dur. Les papiers officiels viendraient ensuite.
Après Lucie, c’était à lui de se retrouver face à son commissaire divisionnaire, un homme au costume sombre, au collier de barbe grisonnant qui lui donnait des airs de Broussard, figure légendaire du 36. Claude Lamordier était un gaillard à la réputation solide, qui avait remis pas mal d’ordre dans le fonctionnement de la PJ de Marseille et de Lyon, avant d’atterrir sous les combles de ce bâtiment centenaire.
Il plaqua violemment une feuille sur son bureau, que Nicolas reconnut aussitôt : la fameuse commission rogatoire qui permettait l’intervention chez les différents suspects.
— Vous m’avez installé un beau merdier, capitaine. Vous pouvez m’expliquer à quoi servent les procédures ?
— Nous avons été pris par le temps, monsieur. Nous…
— Votre métier consiste justement dans la gestion de ce temps. Regardez le boxon que vous me laissez avec Camille Pradier ! Sa maison est partie en fumée, je viens d’apprendre qu’il est en train de passer sur le billard, entre la vie et la mort, impliqué dans un accident de la route qui a fait deux victimes. Un homme et une femme qui n’avaient pas cinquante ans à eux deux. Et nous, qu’est-ce qu’on a ? Aucun papier, aucune commission du juge, aucun respect des procédures pour nous couvrir… Il va falloir jongler avec cette CR pour passer à travers les mailles du filet.
Il poussa le papier officiel un peu plus en direction de Nicolas.
— Vous l’aviez sur vous, cette CR, lorsque vous êtes entré chez Pradier, n’est-ce pas, capitaine ?
— Je l’avais, oui…
— Très bien.
Le divisionnaire regroupa calmement ses mains devant lui.
— Et je ne vous parle même pas de la disparition de votre Camille Thibault. Dites-moi, capitaine, ce que je fais avec ce seau de merde, moi, maintenant ?
Votre Camille Thibault. Nicolas Bellanger se sentait mal, il n’y avait aucune réponse qui satisferait Lamordier. Ce type était taillé dans la glace.
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