Bellanger attendit encore quelques secondes que sa subordonnée lui donne un signe de vie.
Mais Lucie restait muette.
Qu’est-ce qu’elle fout encore ?
Il envoya un autre message, plus court, plus rageur. Il remarqua à quel point ses doigts tremblaient sur le clavier tactile. Il n’y avait rien d’officiel dans sa démarche, rien de carré. D’un point de vue purement légal, il n’avait même pas le droit d’être là. Quoi qu’il arrive, en bien, en mal, le divisionnaire n’allait pas le rater.
L’attente était insupportable. Peut-être Camille était-elle blessée, enfermée dans le coffre ou dans la maison. Peut-être ce salopard, après s’être assuré que personne ne l’avait tracé, était-il revenu pour la torturer ou la tuer.
Et sa fichue collègue qui ne répondait toujours pas !
Il essuya une goutte de sueur qui s’était glissée dans son œil. Il se liquéfiait sur place et n’en pouvait plus d’attendre. Il mit son téléphone en mode silencieux. Baissé, il prit une grande inspiration et se rua jusqu’à l’arrière du break aussi vite qu’il le put. Il se baissa et fixa la fenêtre de la maison.
Rien, pas de mouvement suspect.
Coup d’œil par la vitre de la voiture. Il y avait une plage arrière, mais elle était mal remise en place. Pas de corps dans le coffre. Cependant, Nicolas aperçut des cordes et un chiffon noué.
Des liens et un bâillon, aucun doute là-dessus.
Elle est dans la maison, enfermée quelque part. Ou alors, il vient de la déposer ailleurs… Une saloperie d’endroit secret, comme Loiseau faisait pour ses victimes.
Il restait aussi une dernière option : il s’était débarrassé du corps après s’être amusé un peu, ce qui pouvait expliquer son arrivée tardive chez lui et la présence des liens. Le capitaine de police préféra ne pas suivre cette pensée. Il avala une grosse goulée d’air et courut dans l’autre sens. Il passa sous la fenêtre et s’approcha de l’entrée.
Il entendit des bruits de marches qui craquent : Pradier montait à l’étage.
Nicolas en profita pour baisser la poignée de porte. Trois secondes plus tard, il était à l’intérieur, dans le hall, le flingue braqué devant lui. Son dos était trempé, il respirait par à-coups. L’adrénaline avait chassé toute fatigue. Le capitaine de police sentit une grande vague intérieure le fouetter, aiguiser chacun de ses sens.
Au-dessus de sa tête, le plancher grinçait. Pradier se déplaçait lourdement.
Un bruit de literie. Puis plus rien.
Cet enfoiré n’allait quand même pas se pieuter ?
Où était Camille, bon sang ?
Le flic consulta son portable. Toujours rien. Il hésita, puis, en silence, passant en revue les pièces du rez-de-chaussée. Il s’approcha de l’escalier, doigt sur la détente. S’il montait, Pradier entendrait les marches craquer. C’était trop risqué, il fallait peut-être attendre un peu qu’il s’endorme.
Nicolas poursuivit sa marche silencieuse dans le hall, posant délicatement un pied devant l’autre. Tout était propre, rangé au carré. Pas un papier ne traînait, pas une tache sur les carrelages, pas un grain de poussière. Un maniaque, comme Loiseau.
Une porte était fermée à l’aide d’un verrou, au fond. Tous les signaux de Bellanger clignotèrent.
Il déverrouilla puis tourna la poignée le plus lentement possible.
Un escalier en béton disparaissait dans l’obscurité. Une cave…
Le flic appuya sur l’interrupteur en serrant les dents. Il y eut un petit déclic qu’il essaya d’étouffer au maximum avec sa main. Il retint son souffle, ne capta aucune réaction à l’étage. Les battements de son cœur montaient jusque dans ses tempes.
Les marches l’invitaient à descendre, il s’y engagea, bifurqua et se retrouva dans une grande pièce en béton, au plafond très bas. Du matériel de jardin, de vieux objets inutiles ou cassés étaient entreposés pêle-mêle. Il y avait aussi des bûches, des cageots, du petit bois pour la cheminée. Rien d’anormal. Bellanger jeta un œil à son téléphone. Il avait perdu le réseau.
Merde.
Il s’avança vers un passage sans porte qui ouvrait sur une seconde pièce.
Il resta figé.
Face à lui, l’innommable.
Au fond, des pans complets de peau humaine pendaient comme des draps sur du fil à linge, écartelés avec des fils et des crochets. Prélevés sur des bras, des dos, des cuisses. Ça sentait le cuir, les produits d’hôpitaux, les chairs tannées. Nicolas enfouit son nez dans sa veste. Il remarqua des bidons de formol, des pinces, des scalpels, même une machine à coudre. Au milieu trônait une table en métal, fabrication maison, semblait-il, vu les soudures grossières, les vis. Dessus, des fragments de peau, des fils, du matériel pour couper, des aiguilles. Pradier était en train de fabriquer ce qui ressemblait à une gourde en peau. Dans des bocaux, autour, des cheveux, des dents, des ongles.
Bellanger s’avança au milieu de ces restes humains. Pradier recyclait les corps ici, dans sa propre cave. Il tannait, déshydratait, cousait, utilisait les morceaux de cadavres de son laboratoire pour fabriquer des objets qu’il refourguait ensuite, peut-être, au Marché Interdit. Pour un pervers, ça doit être jouissif de payer ses courses avec un portefeuille en peau humaine, ou de faire boire quelqu’un dans ce genre de gourde ignoble, en se disant : « Tu n’imagines même pas ce que tu es en train de porter à la bouche. »
Un pur produit du Mal.
Nicolas s’assura qu’il n’y avait aucune trace de « sa » Camille. Il circula dans cette forêt de peaux, à la limite de la nausée. Certains crochets ou fils tendus s’agitèrent à son passage, des voiles rosés le frôlèrent comme autant de mains d’enfants douces et fragiles. Nicolas dut se retenir pour ne pas hurler.
Persuadé que personne n’était séquestré là, il s’empressa de faire demi-tour.
Lorsqu’il se présenta au bas des marches, il remarqua instantanément le liquide translucide qui coulait à ses pieds.
L’odeur monta jusqu’à ses narines.
Essence.
À ce moment précis, une flamme bleue jaillit et l’assaillit.
Le bois de la porte qu’on claquait violemment résonna dans l’obscurité.
L’odeur de formol était abominable au fin fond du laboratoire d’anatomie.
Elle chatouillait les narines, pénétrait chaque alvéole de poumon pour se glisser dans le sang et fouetter le cerveau.
Des lumières bleutées éclairaient la pièce, donnant l’impression d’évoluer sous l’eau. Aucune fenêtre. De petits carreaux de faïence bleus et blancs, du sol au plafond. À gauche, une porte entrouverte sur laquelle était écrit « Salle d’injection ». Une paire de jambes de couleur jaunâtre, sans corps, reposait sur une table en acier. À côté, une autre salle, la « Chambre froide ». Et, occupant tout l’espace, quatre cuves avec un rebord d’un mètre de haut, chacune couvertes d’une bâche. Il était écrit : « Profondeur totale : 2 mètres ». Au-dessus, de grosses chaînes étaient reliées à un treuil d’un côté et s’enfonçaient dans les cuves de l’autre.
Lucie essayait de rester droite sur ses jambes, mais l’odeur lui donnait la nausée. Couture remarqua son trouble.
— Vous voulez remonter ?
— Non, on y va.
Alban Couture désigna les cuves.
— Les cuves 1 et 2 contiennent des corps complets, les autres des pièces détachées. Je vais ôter la bâche de la cuve 1, celle qui semblait intéresser Camille ce matin. Ne restez pas trop longtemps au-dessus, parce que les vapeurs de formaldéhyde vous shooteraient rapidement. Les rebords sont transparents. On peut voir les corps, mais pas les plus profonds.
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