— Plus là ? répliqua Nicolas. Où est-elle, alors ?
— Des centaines de kilomètres de catacombes s’étendent sous Paris. Peut-être qu’il y a une autre sortie que ce club. Peut-être que…
Un silence. Mais il fallait se rendre à l’évidence, alors Lucie termina sa phrase :
— Peut-être qu’elle s’est fait repérer.
Elle plaqua l’arrière de son crâne contre l’appuie-tête et écrasa ses paupières avec ses doigts. Cette interminable attente était un véritable cauchemar, et elle ne tenait presque plus debout.
Quelques minutes plus tard, les lumières du club s’éteignirent. Un groupe d’employés, sans doute, sortit et se dispersa rapidement. Lucie scruta chaque silhouette, chaque visage dans son rétroviseur. Ses ultimes espoirs d’apercevoir Camille s’évanouirent.
Toute vie quitta la rue. Juste le silence. La palpitation de quelques lumières lointaines.
Où était la jeune femme ? Bellanger ne voulait pas quitter son emplacement, il s’accrochait, luttait, persuadé qu’elle finirait par ressortir, mais Lucie réussit à le convaincre de lever le camp.
Les deux policiers se retrouvèrent quelques rues plus loin. Lorsqu’il se gara, Bellanger manqua de percuter un lampadaire, le pneu de la 206 en prit un coup. Lucie n’avait jamais vu son chef dans un état pareil. Celui-ci tituba en sortant.
— Qu’est-ce qui a merdé ? murmura Nicolas d’une voix tremblotante. Faut qu’on la retrouve. Faut que… (Il secoua la tête.) Elle ne peut pas être entre les mains de ce type, sinon, elle est morte, Lucie.
Il s’appuya sur sa voiture, les deux mains sur le front. Épuisé moralement. Physiquement. Ses nerfs craquaient, d’un coup, comme les vannes d’un barrage qui se rompent.
Lucie le soutint et l’amena jusqu’à son propre véhicule.
— T’es pas en état de conduire. On viendra rechercher ta voiture plus tard.
Elle lui prit les clés des mains, gara correctement le véhicule et verrouilla les portes.
Puis se mit en route, son chef à ses côtés.
— Je te ramène chez toi. Il faut que tu dormes un peu.
Trois minutes plus tard, Nicolas Bellanger sombrait.
Lucie envoya un SMS bien pessimiste à Sharko :
On rentre sans Camille. On ne sait pas où elle est. Ça a foiré, Franck. Je crois que CP l’a eue.
Un grand trait de lumière vive scannait toute la ville et s’invitait dans les foyers. Bientôt, les habitants émergeraient de leur sommeil sous une chaleur déjà bien installée.
Il était à peine 7 heures, Lucie n’avait pas fermé l’œil. Elle était rentrée quelques heures pour permettre à sa mère de se reposer et avait pris le relais, s’occupant des tétées nocturnes. Elle enchaînait les cafés pour tenir, pour garder l’esprit clair, hantée par tous les éléments de l’enquête dont elle disposait : les photos, les rapports, les listings du CHR. Les seules bouées auxquelles elle pouvait se raccrocher.
Elle était parfaitement consciente que le temps de Camille était compté, mais se répétait que CP ne la tuerait pas tout de suite. Il chercherait à savoir qui elle était, comment elle était remontée jusqu’à eux. Peut-être qu’il allait la maintenir en vie, comme le faisait Daniel Loiseau avec ses victimes. La filmer, l’exposer.
De fil en aiguille, elle pensait à Nicolas, l’état dans lequel elle l’avait ramené chez lui. Épuisé au point de ne plus tenir debout.
Trente-cinq ans, déjà fichu , songea-t-elle avec amertume. S’il devait y avoir un drame, jamais la direction ne le soutiendrait, bien au contraire. Claude Lamordier, leur divisionnaire, le plomberait. Officiellement, Camille n’existait pas, elle n’existerait jamais. On ne voulait jamais de vagues là-haut, on étoufferait l’affaire…
Et Bellanger sauterait proprement, foutu au placard.
Il l’appela, la voix fébrile.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il.
— Petit black out , répliqua Lucie. Je t’ai ramené chez toi cette nuit. Tu ne tenais plus debout.
— Et ma voiture ?
— Restée sur place.
Il y eut un silence, avant que Nicolas prenne une décision :
— On doit filer au CHR d’Orléans au plus vite. On a la liste. On va sur place, on met les pieds dans le plat, on aura les suspects directement en face de nous, ou leurs collègues. En route, on parcourt de nouveau les listings, on affine le profil. Une fois à l’hôpital, on récupère plus d’infos sur les employés. Des statuts, des photos. On élimine dans un premier temps ceux qui ont une famille, on fonce chez les célibataires, à leur domicile, au besoin. Imagine que notre homme retienne Camille chez lui. Ça se lira sur son visage s’il a quelque chose à se reprocher. Combien d’individus à interroger, déjà ?
— Vingt-neuf mais dix priorités, plus le type fiché.
— OK. On fonce, tu passes me chercher ?
Lucie se tourna vers Marie, qui buvait un café dans la cuisine.
— Très bien.
— On a besoin de mains, je vais mettre Jacques et Pascal dans le coup et leur demander de nous rejoindre là-bas au plus vite.
— Et le divisionnaire ? S’il est au courant qu’on agit sans CR, il va péter un câble.
— Rien à foutre.
— Tu es bien certain ?
— À cent pour cent. Une vie est en jeu. Et je vous couvre. C’est moi qui trinquerai auprès de la direction s’il y a un souci.
— Bon… à tout à l’heure.
Le jeune capitaine de police raccrocha et disparut dans la salle de bains. Il se regarda dans le miroir, avec l’impression d’avoir un toxico en face de lui. Barbe de trois jours, des yeux injectés. Il plongea son visage sous l’eau glacée, espérant que le cauchemar finirait par s’estomper. Mais le cauchemar était toujours là.
Une heure plus tard, ils roulaient sur l’autoroute A10. Lucie conduisait la voiture familiale, Nicolas Bellanger était installé côté passager, chemise grise un peu chiffonnée, veste de travers.
— Je suis désolé que ta reprise soit aussi violente, fit-il. Franck n’est pas là, il y a tes enfants… Ça va, avec ta mère ?
— Elle s’inquiète un peu, c’est normal.
Nicolas n’écoutait qu’à moitié. Il avait le nez collé au listing. Avec son téléphone connecté à Internet, il pointait les différentes adresses, établissant un ordre de visite possible, priorisant en fonction de la situation géographique et, surtout, des profils. Il fallait qu’ils soient le plus efficaces possible.
— On s’arrange pour obtenir le pedigree précis de chaque employé directement au CHR. Si ça ne fonctionne pas, on tapera en premier chez celui qui a un casier. Puis on passera aux dix individus que tu as isolés, on finira par les dix-huit autres si on n’a rien trouvé. En espérant qu’on visera juste au plus tôt. Au moindre doute, mouvement suspect, on interpelle et on réfléchit après.
Ils parvinrent au CHR une heure plus tard. Il y avait des grues et des travaux partout. Des ossatures métalliques de toutes formes s’arrachaient du sol sur une partie du centre. Jacques Levallois et Pascal Robillard arrivèrent dans la foulée. Nicolas dut les mettre dans la confidence, sans prendre de gants : Lucie, Camille et lui avaient mené une opération nocturne qui avait foiré. Levallois accueillit la nouvelle avec la rage au ventre.
— J’ai toujours cru qu’on formait une vraie équipe, fit-il.
— C’est le cas, répliqua Bellanger. Je… Je suis désolé, je ne pensais pas que ça foirerait.
— Que ça ait foiré ou pas ne change rien.
Levallois l’avait mauvaise. Robillard, avec son flegme habituel, calma le jeu et tendit la main.
— Allez, file-nous les noms de ceux qu’on doit interroger. C’est pas le moment de se désunir.
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