Il songea à la manière dont Mickaël avait été torturé et se dit que c’était sans doute cette deuxième hypothèse qu’il fallait garder.
Charon était un pur produit de la dictature sanglante. Une aberration.
On lui apporta une Picada en guise d’apéro, à base d’olives, de charcuterie, de fromage, ainsi qu’une Quilmes, la bière argentine. Le lieutenant remercia le serveur, goba une olive et revint dans la conversation.
— Il y a une priorité : si l’opération au Styx échoue et si Camille ne trouve rien ce soir, essayez de voir dès demain s’il ne s’est pas produit ce genre d’histoire, des vols ou des mutilations d’yeux, des dégradations sur des corps, au Kosovo ou en Albanie. Il s’est passé des choses là-bas, début 2000 : le conflit, les bombardements. Certains ont peut-être profité du chaos ambiant pour donner libre cours à leurs monstruosités ou à leurs expériences. Mickaël Florès enquêtait peut-être sur une histoire en rapport avec ce genre de faits sinistres.
— Très bien, répliqua Lucie. Je vais organiser ça.
— Tu transmets tout ce que je viens de te raconter à Nicolas ?
— Sur-le-champ. Et toi, qu’est-ce que tu fais ?
— Je me pose un peu et, dans quelques heures, je me mettrai en route pour un hôpital psychiatrique du côté de Corrientes, là où s’est rendu Mickaël Florès lors de son périple argentin. Mario est handicapé mental, il vient probablement de là-bas. Je vais rouler de nuit, je préfère, pour arriver sur place vers 10 ou 11 heures, demain.
L’estomac de Sharko gargouilla. Il posa une main sur son ventre.
— Sinon, pour en revenir à des choses plus légères, tu dis que Nicolas et Camille étaient en Espagne ? Tous les deux ?
— C’est ce que j’ai appris il y a peu, oui.
— Ça roucoule, ça roucoule, répliqua Sharko avec un sourire. C’est bien pour Nicolas. Ça va peut-être lui faire comprendre qu’il n’y a pas que le boulot dans la vie.
— On dirait que tu le protèges, que tu le couves, fit Lucie. Pourquoi ? Parce que t’étais exactement comme lui à son âge ? Acharné, solitaire, scotché à ton bureau jusqu’à l’overdose ? Et tu ne veux pas qu’il reproduise tes erreurs, c’est ça ?
Le regard de Franck se perdit dans le vague. Son index allait et venait sur le vieux bois de la table.
— Bon, tu me tiens au courant pour l’opération au Styx, OK ? Là, faut que je te laisse.
— Pourquoi tu te défiles chaque fois qu’on aborde ton passé ?
— Je ne me défile pas. C’est juste qu’il y a une urgence, ici.
Lucie fronça les sourcils.
— Quelle urgence ?
— Manger.
Et il raccrocha.
Une autre citation qu’aurait pu prononcer Érèbe : « Je me crois en enfer, donc j’y suis. »
Les catacombes de Paris.
Camille en avait déjà entendu parler. Un gruyère sous la capitale. Trois cents kilomètres de galeries, parfois sur plusieurs étages. On avait creusé sous le sol pour construire à la surface. Sans oublier que, dans l’ancien temps, avec les épidémies dévastatrices, Paris était envahi de cadavres, les cimetières étaient bondés et il avait été décidé d’en déplacer certains dans les catacombes.
Depuis, les plus effroyables légendes se diffusaient de bouche à oreille. Individus qui se seraient perdus et hanteraient les couloirs, lampes de poche qui soudain ne fonctionneraient plus, animaux monstrueux genre crocodiles qui peupleraient ses eaux noires… Nul doute qu’il devait y avoir également, à l’image du Marché Interdit, d’autres sinistres endroits de rencontres et de dépravation.
S’aidant de sa loupiote, Camille marchait depuis plusieurs minutes dans un boyau étroit. Ses mains frôlaient les deux parois, où on avait gravé des messages, du genre « Vide découvert le 4 juillet 1851 », ou encore « Arrête-toi. Ici, c’est l’empire de la mort ». À chaque bifurcation, elle se souvenait des paroles du gardien des lieux, Érèbe : toujours suivre le chemin de droite. Elle aurait cru prendre le frais, s’éloigner un peu de la chaleur du dehors, mais l’air était brûlant, presque irrespirable, comme s’il remontait directement des entrailles de la Terre.
Il y eut soudain un grondement. Le séisme venait de partout, de nulle part, et dura peut-être dix secondes.
Le métro , songea Camille. Là, juste au-dessus .
Elle imagina les rames transportant leurs voyageurs fatigués, les néons crépitants, les stations sordides pleines de courants d’air et d’odeurs d’urine. Elle attendit que l’orage passe, immobile. Après encore deux cents mètres de marche, elle s’arrêta devant ce qui ressemblait à une fissure sans fond, d’environ quarante centimètres de large. Une faille déchirant la roche du sol en deux, et qui disparaissait sous chaque paroi latérale.
Le fameux Styx. Le fleuve des Enfers.
Comment une telle déchirure pouvait-elle exister sous Paris ? Comment avait-elle été créée ? Camille arrêta de se poser des questions d’ordre géologique. Elle le franchit d’un bond et se sentit bizarre, aspirée vers les ténèbres, comme si tout retour en arrière était impossible. La frontière était franchie. À en croire La Divine Comédie , elle se trouvait donc désormais dans le sixième cercle de l’enfer. Sur le bord extérieur du symbole des trois cercles utilisé par ceux qu’elle traquait.
C’était comme si elle frôlait désormais le territoire de ces salopards.
Elle évoluait dans leur sillage sanguinaire.
Elle éteignit la veilleuse. Des lueurs palpitaient sous une cavité à angle droit. Elle s’approcha. Quelques lampes tempête étaient accrochées de part et d’autre, faisant danser les ombres.
Enfin il était là, devant elle.
Le Marché Interdit.
Le long d’un interminable tunnel voûté au sol en ruine, des silhouettes étaient installées devant des tables pliantes, environ tous les cinq mètres. Des individus circulaient, s’approchaient, se renseignaient. La faible luminosité empêchait de voir les visages, tout n’était qu’ombres chinoises. Parfois, des lampes s’allumaient en direction des étals, scrutant chaque détail.
Camille évita de rester sur place et se mit à marcher lentement en direction du premier stand, angoissée. Ses jambes étaient molles, presque flageolantes. Devant elle, il n’y avait pas grand-chose, juste une lettre manuscrite qui semblait très ancienne et une casquette grise, sale et chiffonnée, rangée dans un plastique transparent. Une face au visage pâle, aux yeux comme enfoncés dans leurs orbites, sortit de l’ombre.
— C’est la vraie… Celle qu’Albert Fish avait sur la tête la veille de son exécution sur la Rôtisseuse.
Le vendeur retourna le paquet.
— Regarde l’étiquette. Fabriquée à Sing Sing en 1928. Y a encore un cheveu collé à l’intérieur. Un cheveu de Fish, tu te rends compte ? Il paraît que, si tu le coupes en morceaux et que tu le fais analyser, tu pourras connaître plein de secrets sur lui grâce aux technologies actuelles. S’il se droguait, ce qu’il buvait, en quelles quantités. Mais bon, ce serait dommage de le couper en morceaux. Il n’y en a qu’un, et c’est celui de Fish. Fish, Fish, Fish.
Camille fit mine de s’intéresser. Elle leva le sachet devant son regard. L’homme renifla et pointa la lettre.
— Et ça, ça, c’est la lettre qu’il a envoyée à la famille Budd. L’originale, poupée, celle de 1934. Écoute bien : « D’abord, je l’ai déshabillée. Comme elle donnait des coups de pied, mordait et griffait, je l’ai étranglée, puis découpée en petits morceaux afin de pouvoir emmener la viande dans mes chambres. Je l’ai cuisinée et mangée. Ses petites fesses étaient tendres après avoir été rôties. » C’est Fish qui a écrit ça, de sa propre main, l’écriture a été authentifiée. C’est gratiné, tu trouves pas ? Aux parents de la gamine, qu’il a envoyé ce petit mot. J’aurais donné cher pour être là. Pour voir leur gueule quand ils ont ouvert et qu’ils ont lu.
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