Il avait récité le passage de la lettre par cœur, non sans fierté. Camille reposa le plastique sur la table.
— Fish ne m’intéresse pas. Je n’aime pas le poisson. Désolée.
— T’es marrante en plus. Dis-moi ce qui te branche, alors. Je connais du beau monde à Sing Sing. Je pourrais t’avoir du Martha Beck, du Raymond Fernandez, du Carl Panzram. Tout ce que tu veux, ma grande. Y a qu’à demander.
— Je repasserai. Tout à l’heure, peut-être.
Camille s’éloigna. Sur le stand suivant, une paire de menottes tachées d’une pointe de sang noir séché. De la corde, couverte de sang elle aussi. Un papier indiquait : « Originaux utilisés par Fourniret. Cordes, 1 450 euros. Menottes, 1 850 euros. » Le vendeur la dévisagea sans desserrer les lèvres. Une gueule à faire peur, des airs d’Indien, et une face qui se serait pris une pluie de météorites. Camille ne savait quelle attitude adopter. Elle regardait ces objets maléfiques qui avaient servi à tuer, torturer, et ça la dégoûtait au plus profond d’elle-même. D’où sortaient-ils ? Des scellés de la police ? Comment étaient-ils arrivés entre les mains de ce cadavre ambulant ?
Camille observait discrètement chaque visage, chaque physionomie. Plus loin, sur un autre présentoir, devant quelques peintures plutôt réussies (dragons, femmes attachées…), une dizaine de photos étaient étalées, tirées au Polaroid. Elles montraient deux filles nues, positionnées de façon grotesque sur un lit. Mutilées sexuellement.
De véritables clichés de scène de crime, que Camille elle-même aurait pu photographier. Mais il y avait quelque chose de différent dans la façon de prendre la photo. Les lumières, les angles de prise de vue…
— Tirées non pas par les flics, mais par Danny Rolling en personne, fit un jeune à l’accent anglais. À peine cinq minutes après les avoir tuées, autant te dire que les petites étaient encore toutes chaudes. T’as les dates et les heures, derrière. De sa propre écriture.
Camille ne savait même pas qui était Danny Rolling. Elle n’avait qu’une envie : se tirer de cet endroit maudit. Autour d’elle, ça circulait, des billets passaient de main en main, des objets disparaissaient sous des vestes. Camille devait rester concentrée. Essayer de trouver CP.
Les horreurs se succédaient. Un homme en costume, plutôt séduisant, proposait des instruments de torture « authentiques », couverts de sang, de sperme, de fluides, mis en évidence par une lumière ultraviolette posée sur le côté. Un autre, à sa gauche, se tenait devant un stand vide, debout, mains posées à plat sur sa table pliante. Un écriteau disait simplement : « Offrez-vous un enfant du Candy Man. »
Camille s’approcha. Elle voulait pouvoir sentir chacun de ces vendeurs. Chercher des signes, des indices. L’homme, face à elle, était grand et maigre, légèrement bossu. Il avait la gueule d’une taupe, avec de petits yeux brillants, un long nez fin. Un habitant des profondeurs.
— Pour ça, faudra aller aux États-Unis, fit-il, mais crois-moi, ça vaut le coup. Et surtout, ça n’appartiendra qu’à toi. La seule propriétaire.
— En quoi ça consiste ?
— T’aimes déterrer les cadavres ?
Camille ne bougea pas. Quelque chose, au fond d’elle-même, lui donnait l’envie de savoir ce que ce monstre proposait. Elle savait que c’était sa part sombre qui s’exprimait, qu’elle n’était pas obligée, mais elle n’y pouvait rien.
L’homme la transperça du regard.
— Ouais, t’aimes ça, on dirait. Il se passe quelque chose quand on les a en face de soi, je te jure. Quand on imagine ce qu’a été leur vie. Et leur mort. Des mômes en plus. C’est bien, c’est bien.
Camille dut se faire violence pour ne pas lui cracher à la figure.
— Qu’est-ce que tu vends exactement ?
Il sortit une petite boîte de derrière son siège.
— Devine… Corll, tu connais ? Le Candy Man.
— Éclaire-moi.
— La parfaite association d’un tueur sadique avec deux complices pas mal ravagés, eux aussi.
Une association de tarés… Ça pouvait être intéressant. Elle se pencha un peu vers l’avant.
— Je t’écoute.
— La méthode est toujours identique. Les complices, plutôt jeunes, abordent des adolescents lors de soirées. Ils les soûlent, les droguent, puis les amènent chez Corll. Là-bas, la victime, de sexe masculin, est attachée sur une grande planche en bois. Corll reste seul avec le môme, c’est lui le boss . Le chef d’orchestre.
Camille pensa au quatuor maudit Loiseau/Charon/CP/Inconnu. La langue du type sifflait et sortait de sa bouche comme celle d’un serpent.
— Il les maintient en vie plusieurs jours, les viole, les torture, sympa comme tout. Puis il les tue et les enterre. Parfois seul, parfois aidé. La police découvrira dix-sept corps sous un hangar à bateaux, six autres du côté de la place de Mile Island et quatre autres proches d’un lac. (Il agita sa petite boîte.) Mais il y en a eu d’autres…
— Comment tu sais ?
— Parce qu’il a tout raconté à un « camarade » de prison. Et moi, j’ai des relations.
Il poussa la boîte vers Camille, mais garda une main dessus.
— Là-dedans, il y a quatre emplacements précis de victimes que Dean Corll n’a jamais révélés à la police. T’en achètes un, et à toi le cadavre… Si t’en achètes deux, je te fais un prix.
Une véritable boîte de Pandore. Camille avait envie de lui serrer la gorge, elle évoluait sur le territoire du macabre et de la perversion par procuration. Un repaire pour les âmes noires, les déviants. Elle observa du coin de l’œil ces gens qui se promenaient comme sur un marché de Provence, négociaient leurs petites marchandises. Elle revoyait aussi ces silhouettes en négatif sur les murs de l’abattoir, ces pourritures qui avaient assisté au meurtre de Jean-Michel Florès. CP avait-il regardé l’exécution, laissant le « maître » officier ou, au contraire, avait-il agi de lui-même devant le ou les « maîtres », pour montrer qu’il en était capable ? S’était-il « payé » un massacre ?
Elle jeta un œil vers la gauche, sur ces monstrueuses photos de scènes de crime qu’elle avait vues tout à l’heure. CP ou Loiseau en avaient peut-être acheté, au départ, ils s’étaient fait remarquer par Charon qui traînait dans le coin. Ils avaient fait leurs premiers pas vers l’enfer, avant d’aller plus loin. Puis encore plus loin…
Elle poursuivit sa marche. Les vendeurs se succédaient, Camille tomba même sur une femme, quadra, qui proposait une tronçonneuse, à la lame couverte de restes séchés. Il était juste écrit, sur un papier : « L’originale ».
Arriva le stand consacré à Schaefer. Outre des dessins et tout un tas d’objets — cheveux, poils, monture de lunettes —, il y avait une vieille cassette vidéo noire, sans étiquette, emballée avec précaution sous du film transparent. Le vendeur était un gothique aux longs cheveux noirs. Une cape lui couvrait les épaules. Camille pensa à Nosferatu.
— C’est la vraie, l’originale. Filmée par Schaefer lui-même. T’auras rien de plus ultime, de plus dégueu. T’auras vraiment l’impression d’y être. Un snuff , à côté, c’est du pipi de chat, crois-moi.
Camille pensa à Lesly Beccaro. Comment aurait-elle réagi face à un tel objet ? Aurait-elle tout fait pour se le procurer, et le visionner, installée chez elle avec son chat sur les genoux ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Camille n’avait même plus envie de parler, de réagir.
— Va te faire foutre, lui envoya le gothique, alors qu’elle s’éloignait.
Elle atteignait ses limites. Nerveusement, elle n’en pouvait plus. Et cette chaleur infernale, cette odeur de sueur, qui s’exhalait des corps qu’elle croisait. Elle s’imagina au fond d’une mine, prisonnière d’un coup de grisou. Elle palpa sa carotide et dut s’y prendre à plusieurs reprises pour capter une pulsation. Elle sentait qu’elle pouvait paniquer à tout moment. Elle allait devoir remonter à la surface.
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