La fin du marché approchait. Les vendeurs se faisaient rares, se tenaient désormais très éloignés les uns des autres. Elle devina une silhouette assise au fond d’une niche. C’était l’endroit le plus sombre et isolé de toute la galerie. Un individu sortit soudain de cet endroit, la tête baissée. Il partit vers la droite et disparut dans le noir à bon rythme.
Camille prit une grande inspiration et s’orienta dans cette direction. Une lampe éclaira soudain son visage, l’aveuglant.
— Tire-toi, gonzesse. Il n’y a rien pour toi.
La voix venait du fond de la niche. Elle était grave, autoritaire. Camille mit une main devant son visage. Dans l’autre, elle serrait sa lampe éteinte. Elle fit encore un pas vers l’avant.
— Qu’est-ce que t’en sais ? répliqua-t-elle. J’ai les mains vides. Rien de ce que j’ai vu m’intéresse.
Un silence. Le faisceau de la lampe se promenait sur le corps de la jeune femme. Sur les parties intimes, carrément. Puis il revint vers le visage.
— Et qu’est-ce qui t’intéresse ?
Camille était au bord de la rupture, mais elle avait l’impression que cette nervosité excessive jouait pour elle. Elle écouta parler le cœur dans sa poitrine, ce cœur qui était déjà venu ici, qui avait sans doute déjà croisé le regard de l’homme au fond de son antre.
— Je cherche des œuvres originales. Tout ça, Schaefer, Bundy, c’est du réchauffé, de la petite monnaie. Je veux… de l’inconnu, de la surprise. Toucher ce que nul autre ne peut imaginer. Ça n’existe sans doute pas, mais je voulais en avoir le cœur net. Maintenant, au moins, je sais.
Elle le salua d’un coup de menton et s’orienta vers le tunnel de sortie. La voix résonna dans son dos.
— Attends. Viens…
Camille s’arrêta net et fit demi-tour. Tous les signaux clignotaient en rouge en elle. Elle s’avança dans l’obscurité. Un drap noir était posé à même le sol. Il était impossible de distinguer le visage de l’homme.
La jeune femme alluma sa lampe et la promena sur le drap.
— Éteins ta lampe ! ordonna la voix.
Elle s’exécuta sur-le-champ.
— Il n’y a rien, fit Camille. À quoi ça rime ?
— À quoi tu t’attendais ? Des têtes coupées ?
Camille marqua sa stupéfaction une fraction de seconde, et la lampe vint lui frapper le visage pour capter sa surprise. Tout son corps bouillait. De peur, d’angoisse.
De certitude.
Il était là, en face d’elle. Le fameux CP. Et il la testait. Camille pria pour qu’il n’ait pas saisi cette infime fraction où elle avait été surprise par cette histoire de tête coupée.
Un rire partit du fond de l’antre.
— Je plaisante, tu te doutes bien.
Camille eut l’impression d’être scrutée, mise à nue. Elle essayait de ne pas trembler.
— Qu’est-ce que tu crois ? fit la voix. Que ce que je propose, ça s’expose ? Que tu peux te pointer et pénétrer dans mon monde comme ça ?
Il claqua des doigts.
— Je ne suis rien ni personne, ajouta-t-il. Juste un touriste égaré…
— Et qu’est-ce qu’il faut faire, pour pénétrer dans ton monde ?
— Tu dois me surprendre. Me raconter tes petites histoires. Des choses intimes, tu vois ? Mais pas maintenant. Faudra que tu reviennes et que tu creuses au fond de toi-même pour tout me délivrer. Encore et encore. Maintenant, tu dégages. Je ne veux plus te voir.
Camille resta là, immobile. Elle ne pouvait pas laisser tomber. Il fallait au moins qu’elle le voie, qu’elle enregistre son visage. Alors, elle alluma sa lampe et l’éclaira brutalement : un chauve, yeux très bleus, crâne légèrement en pointe. Petite cicatrice au menton, et un écarteur sur le lobe de l’oreille droite.
— Éteins ça, salope !
Il se leva en un éclair. Camille eut l’impression de voir l’une des silhouettes en négatif sur le mur de l’abattoir.
Elle éteignit et leva les bras, en signe de capitulation.
— Très bien, très bien.
Elle recula à toute vitesse et se dirigea vers la droite.
Il lui fallait de l’air, tout de suite. Elle accéléra le pas, se retournant régulièrement.
Plus loin, les parois se resserrèrent, comme pour l’étouffer davantage.
Elle avait vu son visage. Elle serait capable de l’identifier. Il suffisait d’attendre qu’il sorte, de le suivre ou de relever son numéro de plaque d’immatriculation, et le tour était joué.
Elle se retourna, la peur au ventre.
Personne…
Ce type avait un visage de cauchemar, il lui avait donné une sacrée chair de poule. Les couloirs se divisèrent encore. À droite, toujours à droite, avait dit Érèbe. C’était interminable, labyrinthique.
Elle se faufila dans un passage très bas, il y avait à peine la hauteur pour circuler debout. Le cœur battait lourdement mais pas très vite. Camille s’essoufflait plus que de raison. Depuis l’aéroport de Madrid, elle avait l’impression de traîner une enclume avec elle.
Pas maintenant, putain.
Elle dut s’arrêter, grimace aux lèvres, pliée en deux. Elle haletait à présent, comme après un cent mètres. La crise arriva. Violente, dévastatrice. Une tornade dans sa poitrine, qui soulevait les côtes, fouettait le sang.
La jeune femme se laissa glisser contre le mur, le visage tordu. Elle ne voulait pas crever comme ça. Pas ici. Elle inspira fort, son front ruisselait, ses sous-vêtements étaient trempés. Il lui sembla tourner de l’œil et elle ne sut estimer la durée de la tempête immunologique avant que le cœur retrouve un rythme normal.
Camille absorba une grande goulée d’air. La pompe repartait enfin.
Mais combien de temps tiendrait-elle, cette fois-ci ?
La jeune femme se redressa, psychologiquement atteinte, physiquement à plat. Ses jambes la soutenaient à peine. Elle s’épongea le front, le visage du mieux qu’elle put et se remit en route. Chacun de ses pas pesait des tonnes.
Elle progressa encore, jusqu’à tomber sur une impasse : un mur de crânes incrustés dans la pierre, qui l’empêchaient de passer. Elle était pourtant certaine de ne pas s’être trompée, jamais elle n’avait quitté le mur de droite.
La panique l’étrangla.
Elle se retourna et crut bien que le cœur allait lâcher.
Elle eut à peine le temps de voir le crâne pointu, face à elle, qu’un poing s’écrasait sur son visage.
Camille tomba.
Noir.
Lundi 20 août 2012
Les clients qui sortaient de L’Olympe se faisaient de plus en plus rares.
Il était 2 h 55, et le club fermait ses portes cinq minutes plus tard.
Lucie et Bellanger, enfermés dans leur véhicule, l’un au début de la rue, et l’autre à la fin, communiquaient par portables.
— Elle est forcément passée devant toi, fit Nicolas. Sur la droite peut-être, ou alors…
— Je te garantis que non.
Le capitaine de police ne tenait plus en place. Il avait réduit son paquet de cigarettes en miettes et n’avait plus rien à fumer. La tête lui tournait, une barre douloureuse cognait derrière son front. D’autres silhouettes apparurent à la sortie du club, le flic tendit le cou. Ses espoirs s’envolèrent lorsque le couple passa devant lui et se dissipa dans la nuit.
— On ne peut pas rester comme ça ! beugla-t-il dans le téléphone. On ne peut pas les laisser fermer les portes !
Lucie essayait de jongler entre son chef et les SMS que Sharko lui envoyait pour prendre des nouvelles.
— Ils vont nous attirer des emmerdes si on leur rentre dedans, répliqua Lucie. On ne sait pas où taper ni qui aborder, et on n’est que deux, sans papiers, sans perquise. Ces gars-là connaissent la loi, et le divisionnaire ne veut pas de vagues. Officiellement, on n’est pas là. (Elle poussa un lourd soupir.) Ça fait quatre heures qu’on n’a aucune nouvelle de Camille, je pense qu’elle n’est plus là.
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