— C’est là, fit-il en poursuivant sa route. Il y a des catacombes dans le coin, mais les différentes entrées bien connues sont fermées au public, ce qui n’empêche pas les cataphiles d’y descendre en douce. Ceux de L’Olympe doivent avoir trouvé un moyen d’y accéder par leurs propres sous-sols ou d’autres endroits méconnus.
Maintenant qu’elle y était presque, Camille sentait la pression monter. Le cœur battait fort, lourdement. La jeune femme essaya de se détendre. Nicolas Bellanger se gara quatre cents mètres plus loin, à proximité de l’hôtel nommé Les jardins du Luxembourg. Il se tourna vers Camille dont la montre sonnait. Elle sortit le semainier de sa poche et avala son cachet.
— 23 heures. On y est. Un petit cacheton avant de descendre là-dessous.
Nicolas la regarda faire, avant de poursuivre :
— Tu sais où on sera placés si tu sors tard. Lucie en bout de rue, et moi au début. On ne peut pas se louper.
Camille posa son téléphone portable dans la main du capitaine de police et le força à rabattre ses doigts dessus.
— S’il m’arrive quelque chose, tu as tout là-dedans. Ma famille, mes quelques amis.
— Camille…
— Et puis, pas de réseau sous terre, comme tu dis. Ah, et si tu vois que Boris, mon collègue, appelle, évite de répondre s’il te plaît… Et maintenant, j’ai besoin d’une clope.
Bellanger en sortit deux de son paquet et les alluma. Camille avala cette fois la fumée sans problème. Après la première bouffée, elle se sentit bien. Elle se regarda dans le miroir du pare-soleil, se touchant le bout des lèvres.
— Je ne me suis jamais vue comme ça, admit-elle. Du maquillage rouge sang… ces habits… Jamais je n’aurais osé, avant. Ce n’est pas mon style.
— T’avais bien ces fringues dans tes valises pourtant, non ?
— Tu parles, j’ai tout acheté au premier magasin venu après que tu m’as déposée dans l’après-midi. Sans hésitation. Regarde, je fume. Je suis en train de changer. Je crois que c’est lui qui…
Bellanger ne la laissa pas terminer. Il se pencha vers elle et l’embrassa sur les lèvres.
— C’est contagieux, ton truc, parce que j’ai l’impression que moi aussi, je suis en train de changer.
Camille lui sourit.
— Et il n’y a pas de vaccin contre ça, on dirait. On se retrouve tout à l’heure.
Elle n’avait jamais senti le cœur de Loiseau battre aussi fort.
— Fais bien attention.
Dix secondes plus tard, elle avait disparu à l’angle de la rue.
Un antre maléfique.
Ce fut la première image qui traversa la tête de Camille lorsqu’elle descendit un escalier en pierre, courbe, serré entre deux murs rouges habillés de miroirs, de masques vénitiens qui semblaient la dévorer des yeux.
Elle avait été brièvement fouillée à l’entrée, devant une grande pancarte indiquant « Ce soir, show bondage par Hoko, maître Shibari ». Le videur avait vu l’argent dans sa poche et avait hoché la tête avec un pâle sourire. Puis Camille avait été accueillie dans le couloir par une grande femme à moitié nue portant un chapeau haut de forme, qui lui avait demandé ce qu’elle cherchait ce soir. Camille avait simplement répliqué qu’elle venait pour le show.
L’escalier poursuivait sa descente, mais la jeune gendarme bifurqua sur un palier et débarqua dans une vaste salle sombre d’où s’échappait une musique aux basses démoniaques. Des silhouettes se découpaient au milieu de la piste, d’autres se trémoussaient langoureusement, mélange de cuir, de vinyle, de visages cachés derrière des loups. Néons de lumière bleue ultraviolette, niches isolées cernées de banquettes. Le bar était pris d’assaut, l’alcool remplissait les gueules ouvertes, les langues léchaient, couraient sur les lèvres, excitaient les observateurs.
Dans un coin, une femme tenait un homme bâillonné en laisse. Ailleurs, une quadragénaire se déplaçait comme une chienne, promenée par son maître. En surplomb, un maigrelet, mi-homme, mi-femme, fusionnait avec une barre de pole dance .
Camille commanda un whisky-coca à la « chatte » du bar. Installée sur un tabouret, elle but par petites lampées et essaya de se détendre. Il y avait du monde, ça entrait, sortait, seul ou à plusieurs. Jeunes, vieux, couples qui se cherchaient, se testaient, se découvraient. La jeune femme songea à tous ces gens qui, le jour, vivaient à la surface, pour s’enfoncer dans les ténèbres la nuit venue. Leurs instincts les avaient poussés à franchir les portes de ce club, à se confronter à leur propre déviance.
Elle parcourut discrètement l’assemblée et tomba sur un individu qui la fixait, à quelques mètres. Un être de cuir, de chaînes, dont seuls les yeux et la bouche étaient visibles à travers sa cagoule lacée par-derrière. Camille songea au film de Joel Schumacher, 8 millimètres , et à ce sombre individu qui se faisait appeler Machine. Elle détourna la tête, mal à l’aise. Elle se réfugia dans son verre et n’en but qu’une infime gorgée. Elle devait garder toute sa vigilance.
Il ne fallut pas cinq minutes avant qu’on l’aborde. Un homme classe, gilet de cuir noir, cravate assortie, la cinquantaine. Le style chef d’entreprise.
— Nouvelle ?
Camille lui sourit.
— Novice, même. C’est grand, ce club ?
— Tu n’es pas encore allée en bas ? Il y en a pour tous les goûts.
— Genre ?
Il se pencha à son oreille et chuchota :
— Le genre que tu veux.
Elle prit un ton détaché et demanda à voix basse :
— Érèbe, ça te dit quelque chose ?
— Jamais entendu parler. T’es de quel bord, toi ?
Camille se leva.
— Bord droite. Mais je penche un peu à gauche parfois. Ça dépend.
Elle posa son verre encore plein et le laissa à ses questionnements. Elle regagna l’escalier. Le mateur au masque avait disparu.
Les basses des enceintes s’atténuèrent au fil de sa descente, remplacées par d’autres bruits. Des claquements, des gémissements. La température montait, à tous les sens du terme. La jeune femme avançait dans un large couloir au plafond courbe. La première salle était bondée, c’était le cas de le dire. Sur une scène, une femme nue était ligotée, suspendue par des cordes. Un Japonais d’au moins soixante ans, en kimono noir, la faisait tourner sur elle-même, devant des spectateurs admiratifs. Ses seins pris dans les entraves étaient prêts à exploser.
Où était Érèbe ? Où se cachait l’entrée vers le Styx ? Camille s’enfonça davantage dans le sous-sol, doublant des pièces médiévales, des donjons secrets. Ici, une femme jouait du violon, nue, les pieds sur des tessons de bouteille, devant un couple qui faisait l’amour. Là, rires et hurlements se mêlaient, comme s’il y avait un besoin vital à revenir à des époques barbares où l’on vendait des esclaves, fouettait et torturait.
Plus loin, dans l’ombre, une armoire à glace se tenait bras croisés devant une porte fermée, massive, sur laquelle était inscrit, tout simplement, « La Porte ». C’était le gros tout en cuir, intégralement masqué, que Camille avait aperçu quelques minutes plus tôt. Elle frissonna, fit demi-tour, mais une grosse voix résonna dans son dos :
— Qu’est-ce que tu cherches ?
Camille se retourna et essaya de ne pas être trahie par les tremblements de sa voix.
— Je suis venue voir Érèbe.
— Qu’est-ce que tu lui veux ?
Camille écarta le pan de sa veste, montrant les billets.
— Qu’il me fasse descendre au Styx.
L’homme resta figé.
— Qui t’es, toi ? demanda-t-il.
Elle remarqua la caméra braquée sur elle, dans un angle.
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