Gonzalez était à cran, les muscles du cou tendus. Il avait vécu sous un régime totalitaire, il avait peut-être perdu des proches, des amis, ou lui-même été torturé. Mario incarnait toute la souffrance de son peuple, était le symbole brûlant d’un passé monstrueux.
— Mario avait une dizaine d’années à l’époque de Videla, poursuivit-il. Il n’est sans doute qu’un dommage collatéral de toutes ces horreurs et, par je ne sais quelle chance, il a réussi à s’en sortir.
— D’où son surnom de Mario le Bienheureux .
— Le bienheureux, oui… Parce que je ne vous parle pas non plus du statut des handicapés dans ces années-là. On parle des jetables . Au Brésil, les escadrons de la mort abattaient tous les jours des dizaines de NN — les sans-identités — contre rémunération, dans le cadre de la limpieza social , le nettoyage social. En Colombie, des slogans ornaient les murs des villes. Muerte a gamines. Ici, en Argentine, on les abandonnait dans la rue ou dans des instituts psychiatriques dont on ignorait ce qui se passait à l’intérieur. Personne ne voulait savoir. Parce que tout le monde devait déjà assurer sa propre survie, vous comprenez ?
Sharko acquiesça en silence. Le scénario se répétait, où qu’il aille, qu’elle que fût l’enquête qu’il menait. Des monstruosités émaillaient l’Histoire, avec un grand H, celle-là. Depuis plus de vingt-cinq ans, sa carrière à la Crim n’était que la trace brûlante, le sombre témoignage des déviances humaines.
— Après avoir retrouvé Mario et passé un peu de temps avec lui, on sait que Mickaël Florès est rentré en France, dit le lieutenant. Ça prouve qu’il avait atteint son objectif : retrouver votre protégé, le photographier, accumuler des preuves pour constituer je ne sais quel dossier. Vous avez raison, on a pu constater qu’il avait parcouru Buenos Aires pendant deux semaines grâce à ses factures d’hôtel, avant de tomber sur Mario. Il le cherchait avec acharnement. Mais on sait aussi d’où il venait avant d’arriver ici.
Le regard de Gonzalez s’illumina.
— Dites-moi.
— Vous avez Internet ?
L’Argentin se leva et invita Sharko à s’asseoir à sa place. Il quitta un logiciel de saisie de résultats sportifs et lança un navigateur.
— Allez-y.
Sharko entra la ville d’Arequito dans GoogleMaps, puis, dans une autre fenêtre, celle de Corrientes. Deux cartes s’affichèrent.
— Voilà les deux villes dans laquelle il est resté quelques jours. D’abord Arequito, puis Corrientes. C’est à partir de cette ville qu’il est venu dans la capitale chercher Mario dans les différents centres. C’est donc là-bas qu’il a probablement découvert son existence. Ces régions vous disent quelque chose ?
Gonzalez se pencha vers l’écran.
— Corrientes… C’est une région très sauvage et marécageuse, il n’y a rien de spécial là-bas. Quant à Arequito, c’est tout petit, au milieu de nulle part. Jamais entendu parler… Mais si on reste dans la logique du photographe et qu’on se dit qu’il recherchait un enfant handicapé ou aveugle, on devrait trouver. Vous permettez ?
Sharko s’écarta un peu, Gonzalez entra des informations en espagnol dans Google et valida. Ses yeux parcoururent les lignes renvoyées par le moteur de recherche, il recommença en tapant d’autres mots clés et, cette fois, il parut satisfait.
— Ça y est… On tient quelque chose. Il n’y a strictement rien à Arequito, mais…
Il revint à la carte et pointa une ville du doigt. Elle était située à une trentaine de kilomètres de Corrientes.
— Torres del Sol, une toute petite ville collée aux gigantesques marécages. Le moteur de recherche indique qu’il y a un gros hôpital psychiatrique à cet endroit. La Colonia Montes de Oca. C’est le seul des environs, semble-t-il. Et si Mario venait de là-bas ?
Sharko fixa la carte avec attention. Une ville située au bord d’un labyrinthe d’eau et de terre. Une nature environnante sauvage, primaire. Il eut comme la sensation que c’était là-bas, dans cet endroit du bout du monde, qu’il trouverait peut-être toutes ses réponses.
En prenant l’itinéraire inverse de Mickaël Florès, il remontait aux origines, comme un archéologue qui, à partir d’un vestige recueilli à la surface, reconstitue une maison entière.
Gonzalez cliqua sur l’un des liens mais tomba sur un site qui n’existait plus.
— C’est bizarre, fit-il, on dirait que je n’arrive pas à obtenir d’informations sur cet hôpital psychiatrique…
— La localisation me suffit, répliqua Sharko qui se levait déjà.
Il remercia chaleureusement Jose Gonzalez. L’Argentin se leva et le fixa dans les yeux :
— Donnez-moi des nouvelles si vous apprenez quoi que ce soit sur les origines de Mario, fit-il. Ça me tient vraiment à cœur. Et si vous avez besoin d’aide, d’informations, n’hésitez pas. J’aimerais tant avoir des réponses que j’ai si longtemps cherchées.
— Vous pouvez compter sur moi.
Une heure plus tard, Sharko louait une voiture dans une agence du quartier. Il se mettrait en route très tôt le lendemain, parce qu’il aurait sept cents bornes à avaler d’un trait. Son voyage en Argentine ne serait pas une promenade de santé, finalement.
Il ferma les yeux, soupirant longuement.
Dans sa tête, le visage aux yeux mutilés continuait à le hanter.
Sharko eut l’impression de discerner, au plus profond de ces trous béants, la silhouette obscure de l’un de ceux qu’ils traquaient.
Et l’éclat sinistre de son scalpel.
Camille et Nicolas n’en revenaient pas.
Maria Lopez avait donné naissance à deux frères.
Des faux jumeaux, séparés dès la naissance dans la Casa cuna et revendus à des familles différentes.
Des êtres du même sang qui avaient grandi sans la conscience d’avoir été adoptés.
Et que des tests ADN avaient, quarante et un ans plus tard, réunis dans d’atroces circonstances.
Camille menait l’entretien. Elle avait l’impression de tenir un poisson sur le point de lui glisser entre les doigts. Elle déglutit et posa la question qui lui brûlait les lèvres.
— Vous avez les coordonnées de ce frère ?
Le docteur Fernandez secoua la tête.
— Il n’a donné aucune adresse. Juste un numéro de téléphone portable où le joindre.
Camille serra les poings. Nul doute que Charon n’était pas son vrai nom et que, s’il était aussi prudent que Loiseau ou Florès, il avait communiqué un numéro temporaire.
— De quel endroit est parti l’échantillon ADN qu’il vous a envoyé ? demanda Nicolas.
— De Paris. L’arrondissement n’a pas été entré dans le logiciel, désolé. D’après la fiche informatique, nous l’avons contacté le 11 février 2012. Il est venu ici dès le 12, pour obtenir les coordonnées de son frère et de sa mère.
— Vous lui avez donc fait signer des papiers officiels, quelque chose ?
— Moi ou mes collègues, oui. Je n’ai pas le souvenir de m’être occupé de lui. On reçoit tellement de monde que je ne pourrais vous dire si je l’ai vu. On demande la carte d’identité pour remplir les papiers, et des informations d’état civil.
— Où sont ces papiers ?
Fernandez se leva.
— Tout est centralisé dans une salle, à côté. Deux secondes…
Il sortit. Camille fixa Nicolas.
— Fais une prière pour que ça fonctionne ! On tient peut-être le troisième élément du quatuor maudit. Le chef supposé de cette bande de tarés.
Mais ses espoirs s’envolèrent lorsqu’elle vit l’expression confuse du visage de Fernandez. Il était accompagné d’une femme.
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