— Exact. Tout cela fonctionne à merveille. Des années plus tard, le père, incapable de garder son secret plus longtemps, annonce sans doute la vérité à Mickaël. Il lui révèle alors où il a enterré le corps de son fils biologique, lui donne l’album photo, lui avoue tout. Mickaël entend parler du grand programme ADN lancé par l’Espagne. Il donne alors son ADN pour retrouver sa mère biologique : Maria Lopez.
L’hypothèse se tenait. Camille lut de l’admiration dans les yeux de Nicolas et retourna dans le bureau. Elle s’installa de nouveau face à Fernandez.
— Comment ça se passe lorsqu’il y a une correspondance entre deux ADN ? demanda la jeune femme. Vous contactez les personnes concernées ?
Fernandez répondit lorsque Nicolas fut assis à son tour.
— On informe toujours en priorité l’enfant, on lui dit qu’on a trouvé une correspondance et on lui demande s’il souhaite connaître sa mère. En général, c’est oui, c’est la raison de leur présence dans notre base, mais il arrive que certains se rétractent au dernier moment parce que leur situation familiale a évolué entre-temps, par exemple. S’ils veulent poursuivre, on leur fait signer des papiers ici, dans notre centre, qui attestent de leur identité. Quand tout est en règle, on fournit à ces enfants les coordonnées de leur mère. On informe également ANADIR, dont le siège social se trouve ici, à Madrid. L’association met à jour ses statistiques et peut ainsi, par la suite, apporter du soutien judiciaire voire financier aux familles qui se reconstituent.
Il déplaça sa souris rapidement.
— Mais concernant le cas dont vous me parlez, il y a quelque chose de stupéfiant, fit-il en se touchant le menton. Il n’y a pas seulement deux enregistrements dans la base, mais trois.
Camille sentit sa gorge se nouer.
— Trois ? Qu’est-ce que ça signifie ?
— On a reçu l’échantillon d’un certain Frédéric Charon, en février 2012…
Le nom prononcé glaça ses interlocuteurs. Charon… L’homme qu’ils traquaient. Celui qui avait fait traverser le Styx à Loiseau.
— … Soit huit mois après celui de Mickaël Florès, poursuivit-il. C’est incroyable. Le profil ADN, différent de celui de Mickaël, indique néanmoins une filiation avec Maria Lopez.
Il leva ses yeux noirs vers ses interlocuteurs, qui retenaient leur souffle.
— Maria Lopez a accouché de frères dizygotes. Des faux jumeaux.
Au centre pour aveugles, Sharko et Jose Gonzalez s’étaient enfermés dans un bureau qui n’était rien d’autre qu’un cube de placo peint à la va-vite.
L’Argentin pria le lieutenant de s’asseoir face à lui, avant de poursuivre la conversation entamée dans les couloirs.
— Mickaël Florès était quelqu’un d’extrêmement prudent et secret, dit Gonzalez. Il n’a jamais voulu me dire d’où il venait ni où il allait, parce qu’il pensait que ce serait dangereux si je savais. Il me disait que, après son départ, il fallait continuer à vivre comme on l’avait toujours fait avec Mario, et ne pas se poser de questions. Oublier sa visite, son visage.
Il eut le regard vague, lointain, puis il secoua la tête.
— Mais comment ne pas se poser de questions quand quelqu’un débarque douze ans après que vous avez recueilli Mario et vous annonce la mort de Mickaël ? Durant tout le temps qu’il a passé ici, il a photographié Mario sous tous les angles. Surtout le visage. Il voulait des preuves.
— Quel genre de preuves ?
— La preuve qu’on avait fait quelque chose aux yeux de Mario. Quelque chose de monstrueux.
Sharko encaissa la nouvelle. Il pensa aux yeux de Mickaël Florès posés sur son lit, ôtés avec une précision chirurgicale. Il essaya aussi de faire le rapprochement avec les enlèvements en France. Avait-on fait disparaître ces filles roms pour s’en prendre à leurs yeux ? Avaient-ils une particularité, un point commun ? Était-ce lié au tatouage à l’arrière de leurs crânes ?
— Mickaël a emmené Mario chez un ophtalmologue réputé de Buenos Aires, poursuivit Gonzalez. D’après le spécialiste, les yeux s’étaient vidés de leur substance, ils s’étaient desséchés et tout ce qu’il en restait était des moignons de globes oculaires. Il a aussi remarqué des traces chirurgicales dans les cavités, comme si on avait pratiqué… des interventions médicales sur les yeux.
— L’ophtalmologue avait déjà vu un tel cas ?
— Jamais. Mario était la preuve vivante d’une monstruosité. D’une sinistre expérience. J’ai toujours cru qu’il avait eu une maladie dégénérative des yeux et le médecin que je suis allé voir moi-même à l’époque était un vulgaire charlatan. Mais le dernier spécialiste était formel, aucune maladie ne causait de tels dégâts. Il y a dix ans, je n’ai rien pressenti de vraiment suspect, parce que, dans notre centre, on accueille beaucoup de personnes qui sont aveugles pour des raisons de cosanguinité, ou parce que leur mère a contracté la toxoplasmose durant la grossesse.
Il caressa ce cliché de Mario formant des jumelles avec ses poings, pensif. Ses yeux, à lui, étaient couleur café.
— Mickaël Florès a embarqué tous les résultats d’analyse du spécialiste. Il m’a dit qu’il reviendrait peut-être un jour nous voir, que la vérité éclaterait quand il serait prêt. Je voulais savoir de quelle vérité il parlait. Mais (il secoua la tête) il est parti, et je ne l’ai plus jamais revu. Vous imaginez ma frustration ?
— Je l’imagine, oui.
— Et vous, deux ans après, vous êtes là, m’annonçant qu’on l’a tué. Vous réveillez cette vieille histoire.
Il y avait peut-être du reproche dans sa voix. Ou de l’impuissance.
— J’en suis navré, répliqua le lieutenant. Mais en France, des gens sont morts. Des jeunes femmes en bonne santé, elles n’avaient pas trente ans. Une partie de la vérité se cache ici, entre vos murs.
Gonzalez hocha doucement la tête… Le signe qu’il s’ouvrait aux questions et qu’il y répondrait sincèrement, sans tabous. Sharko s’engouffra alors dans la brèche :
— Avez-vous la moindre idée de la raison pour laquelle quelqu’un s’en était pris aux yeux de Mario ?
Gonzalez soupira longuement.
— L’histoire de mon pays est compliquée, lieutenant. Vous devez savoir qu’il y a eu une dictature sanglante ici, entre 1976 et 1982, installée par le général Videla après un coup d’État.
Sharko acquiesça. Il savait sans vraiment savoir, juste des rudiments scolaires, puis ce qu’il en avait lu dans la presse, et Gonzalez dut le sentir car il poursuivit :
— On pensait que ce ne serait qu’un coup d’État de plus. Jamais on n’aurait cru que ça aurait été un tel génocide. On enlevait des gens, on tuait en masse, on muselait les opposants en s’en prenant à leurs enfants. Trente mille disparus, des centaines de milliers d’exilés. On kidnappait dans la rue sans raison, sans règles. Parce qu’on participait à une réunion d’étudiants, parce qu’on était juif, trop bruyant, ami ou proche d’une personne elle-même disparue. « Plus que toute autre création humaine, le livre est le fléau des dictatures », disait Alberto Manguel. Alors, les écrivains aussi, on les punissait. Simplement parce qu’ils écrivaient. Vous avez vécu nos dictatures à travers les livres, moi, j’ai eu les mains sur la tête, dos tourné à un fusil mitrailleur qu’on braquait sur ma nuque. (Il écrasa son index sur le bureau.) On torturait dans des centres de détention illégaux. Expériences, chocs électriques, amputations, énucléations. Videla et ses trois successeurs ont transformé notre beau ciel bleu en nuage de cendres. Vous n’ignorez pas que les plus grands criminels de guerre sont passés par le pays. Eichmann, Mengele… Mais savez-vous que des officiers nazis ont formé les militaires argentins ou les médecins des centres qui ont œuvré pour les dictateurs ? Ils en ont fait des machines de guerre, des tueurs.
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