— J’ai besoin que tout aille vite, justement, confia-t-elle. Et puis t’es ici, à deux mille kilomètres de chez toi, ce n’est pas juste pour manger une escalope d’espadon… (Elle posa une main sur son cœur.) Si t’es prêt à faire ménage à trois.
Lorsqu’ils arrivèrent dans la chambre, Camille le plaqua contre le mur et le dévora de baisers. Elle fut surprise de ses propres gestes, de ses pulsions, et décida de ne plus penser à rien. Juste de se laisser embarquer par ses sens plutôt que de se projeter au lendemain. Elle lui ouvrit la chemise, il voulut soulever sa tunique mais elle lui bloqua la main.
— Non.
Camille le poussa sur le lit, il se laissa faire quand elle ôta d’un geste sec son pantalon. Elle fondit sur lui, se frotta à lui. Nicolas commençait à haleter, voulait la déshabiller, mais elle le repoussait chaque fois. Elle se releva, tira les rideaux occultants et éteignit la lumière.
Elle revint à tâtons vers le bout du lit, abandonnant ses vêtements derrière elle.
Ce fut nue qu’elle le chevaucha en lui tournant le dos. Nicolas ferma les yeux, se laissa porter par le mouvement de va-et-vient qu’elle imprimait avec rythme. Les décharges l’arrachaient du lit, l’emmenaient à la limite de la jouissance, comme autant de vagues violentes. Il se redressa, plaqua sa joue trempée de sueur contre le dos de son amante, profita qu’un orgasme brise les défenses pour glisser ses mains sur les seins en pointe. Instantanément, il sentit une pression sur chacun de ses poignets.
— Non !
Il résista, elle le repoussa sur le lit et se tourna vers lui. Elle lui maintint les mains derrière la tête, l’écrasant de tout son poids. C’était devenu un combat, une lutte pour le plaisir. Leurs poitrines se levaient en même temps, leurs souffles se mêlaient. Nicolas sentit les rugosités des cicatrices lorsqu’elle se plaqua contre lui. C’était râpeux et doux à la fois, étrange et mystérieux. Dans un sursaut de plaisir, Camille rejeta la tête en arrière et vit un tas d’images défiler sous son crâne, comme dans un rêve éveillé. Des rondes d’enfants, des manèges qui tournaient, du sable soufflé par le vent. Des filles au crâne rasé qui hurlaient.
Le cœur tambourinait contre ses côtes, assourdissant, se débattant comme un diable en elle. Elle pleura et rit en même temps, heureuse, malheureuse, alors que Nicolas jouissait en elle, plantant ses doigts dans son dos. Camille se laissa choir sur le matelas, à ses côtés, essoufflée, à plat ventre.
Nicolas bascula vers elle et lui caressa tendrement la nuque.
— J’aurais aimé te voir, murmura-t-il.
— C’est impossible.
— Impossible ? Pourquoi ? C’est aux cicatrices de tes opérations que tu penses ? Ce n’est rien. Elles font partie de toi, tu ne dois pas en avoir honte.
Il parlait avec une voix douce, rassurante. Camille avait envie de se serrer contre lui mais elle se retenait. Elle avait trop peur de tomber amoureuse. Elle avait déjà tellement la frousse de mourir.
Elle se redressa, puisa au hasard dans la pile de vêtements et enfila un maillot de corps. Puis elle alluma la lumière avant de s’asseoir au bord du lit. Elle poussa la flèche du métronome, qui se mit à se balancer, déclenchant le tic-tac régulier.
— Vaut mieux que tu ailles dans ta chambre, maintenant…
— Pourquoi ?
— C’est préférable.
— Tu en es bien certaine ?
— Je suis désolée, Nicolas, mais je préfère rester seule. On se verra demain matin.
Nicolas remarqua le mascara qui avait coulé sous ses yeux et le long de ses joues. Il voulut aller vers elle mais jugea qu’il valait peut-être mieux la laisser tranquille.
— C’est comme tu veux. En tout cas, j’espère que je n’ai rien fait de mal.
— Non, Nicolas. Ne pense surtout pas ça. J’ai passé… un moment merveilleux. Et c’est génial que tu sois venu me rejoindre. Vraiment génial.
Camille avait envie de tout lui dire. Lui avouer qu’elle allait mourir, qu’il n’y avait presque plus d’espoir. Qu’un jour, elle tomberait et ne se relèverait plus jamais. Mais elle n’en eut pas le courage, ni la force.
Nicolas se rhabilla en fixant le métronome, embrassa Camille une dernière fois et ajouta, juste avant de sortir :
— Je ne pourrai jamais savoir ce qu’il y a dans ton cœur, ce que tu ressens. Parce qu’on ne peut pas lire dans le cœur des autres. Mais… Je peux lire ce qu’il y a dans le mien.
Il baissa les yeux, les releva.
— Je ne suis jamais tombé amoureux. Mais si ça devait m’arriver, là, maintenant, j’aimerais bien que ce soit avec quelqu’un comme toi.
Sans attendre de réponse, il ferma la porte derrière lui.
Camille serra le roman de Maurice Leblanc contre sa poitrine et eut l’impression qu’une aiguille creuse venait de lui transpercer le cœur.
Elle explosa en sanglots.
Dimanche 19 août 2012
À l’atterrissage de l’Airbus A330 à l’aéroport Ezeiza, Buenos Aires, la température annoncée était de 9 °C, avec un vent du sud soufflant à soixante kilomètres par heure sous un ciel sans nuages.
Il était minuit, heure locale et c’était l’hiver. Franck Sharko s’était néanmoins attendu à des températures plus clémentes, vu le genre de vêtements qu’il avait emportés : pantalons légers, chemises à manches courtes… Heureusement, il avait tout de même plié un blouson écossais, très fin, dans lequel il se glissa dès qu’il récupéra sa valise sur le tapis roulant.
Queue pour l’immigration, justificatifs de domicile ou d’hôtel, douanes, récupération de pesos au premier distributeur croisé. Sharko comprit immédiatement qu’il était en Amérique latine : les odeurs d’épices dans l’aérogare, les chauffeurs de taxi qui vous sautaient dessus, les sonorités espagnoles. Et surtout, l’eau dans les chiottes qui tournait à l’envers.
Avant de monter dans un taxi, il lut ses SMS. Il y avait une confirmation de réservation à son hôtel et un message de Lucie qui disait : Bien joué, tu as oublié ta carte de réquisition dans la poche de ta veste.
Sharko pâlit, fouilla par réflexe dans ses poches. Elle avait raison. C’était ça, faire ses valises avec Marie Henebelle sur le dos, et partir dans la précipitation.
Il regarda sa montre et fit un rapide calcul. En ajoutant les heures de décalage, il était 5 heures en France. Il envoya un message, signalant que son voyage s’était bien passé — malgré la climatisation glaciale dans l’avion et le peu d’espace entre les sièges qui vous détruisait les jambes — et qu’il pourrait bien survivre sans sa carte de police.
Une fois à bord d’un taxi, il annonça au chauffeur sa destination : l’hôtel La Menesunda, quartier Boedo.
Au bout d’une vingtaine de minutes, Buenos Aires apparut dans un halo de lumière orangée, loin à l’horizon. Sharko devina d’abord ses gratte-ciel, puis ses routes droites et immenses, parmi les plus longues et larges du monde. Malgré l’heure tardive, les bus sillonnaient encore les rues — des rues quadrillées, ordonnées comme les rangées et les colonnes d’un damier —, bouffaient l’asphalte dans un ronflement fatigant. Le flic se rappela un ancien voyage au Caire, et se fit la réflexion que cette ville plate comme une galette était un mélange d’influences, de genres, d’époques, avec une partie qui semblait figée dans le passé et une autre beaucoup plus moderne.
Mais Sharko se rappela qu’il avait aussi, face à lui, une nation qui avait connu son lot de souffrances, avec les guerres, les coups d’État, les dictatures qui s’étaient succédé dans les années 70 et 80, la crise financière qui, au début des années 2000, avait entraîné la banqueroute et plongé la population dans une misère noire. Des gens avaient crevé de faim, ici.
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