— Et le temps, c’est ce qui nous manque.
— Oui. Pour en revenir à Beccaro, elle a développé depuis des années une obsession pour Gerard Schaefer, fétichiste, sadique, nécrophile…
— Un bon petit gars qui rassemble à lui seul toutes les perversions, on dirait.
— Tu vas devoir potasser sur lui avant le Styx, pour te mettre dans le bain. Je t’ai rapporté quelques livres. On va dire que, à partir de ce soir, c’est ta personnalité préférée.
— Ce sera toujours mieux que Justin Bieber.
— Tu sais que ce taré se photographiait sous tous les angles à l’aide un retardateur, avec son slip baissé aux chevilles en feignant d’être attaché à un arbre ? continua-t-il. Sharko m’a dit qu’on donnerait le bon Dieu sans confessions à cette Lesly Beccaro. Je ne comprends pas comment elle a pu en arriver là.
Camille serra son verre de ses deux grandes mains.
— Il n’y a rien à comprendre, et c’est certainement un brin de conscience qui l’a fait renoncer à descendre là-dessous au dernier moment. Les gens aiment flirter avec l’interdit, sortir des rails d’une société qui les étouffe. Avec mon métier, j’ai déjà vu des gens s’approcher d’une scène de crime, rien que pour voir ce qui n’est pas regardable… Et puis, regarde ce bouquin, là, Cinquante Nuances de Grey qui paraît bientôt. Un vrai phénomène partout dans le monde, déjà premier sur tous les sites de ventes en ligne. Et qu’est-ce que ça raconte au final, hein ? Une histoire de dominant/dominé. Du cul, du SM, de la transgression. Les Lesly Beccaro sont plus nombreux qu’on ne le croie. Il n’y a qu’à regarder ce qui est le plus présent sur Internet.
— Le sexe, encore et toujours.
— Le sexe, le pouvoir, l’argent. Réunis tout ça dans un seul homme, et tu en fais un prédateur redoutable. C’est peut-être à ce genre d’individus qu’on est confrontés en ce moment.
Un serveur vint prendre la commande. Nicolas opta pour une escalope d’espadon, tandis que Camille choisit une paella. Elle aspira bruyamment le fond de son cocktail. La tête lui tournait un peu, déjà. Mais elle aimait cet état nouveau de semi-conscience provoqué par l’alcool.
On leur apporta les plats, ils dînèrent, burent un peu de vin espagnol, Nicolas embraya sur le sujet délicat des conquêtes amoureuses, auquel Camille coupa court : elle n’avait pas envie d’en parler, et Nicolas comprit qu’il ne fallait pas insister.
Tandis qu’elle mangeait, sa main caressait sa gorge, doucement, palpait, cherchait le pouls. Et elle ne s’en rendait même pas compte. Nicolas toucha sa propre carotide, sentit la force de son cœur.
— Tu risques de trouver ça dingue, mais je n’ai jamais dit à personne que je voudrais donner mes organes en cas de… d’accident, confia-t-il. Nous les flics, on a des métiers à risques, ce serait important d’en parler entre nous, à notre famille. Clairement exposer notre position face au don d’organes.
— C’est ça le problème, répliqua Camille. On n’en parle pas. Plus de la moitié des organes que l’on pourrait greffer ne le sont pas à cause du manque de communication. La moitié, tu te rends compte ? Des reins, des cœurs, des foies en parfait état de fonctionnement. C’est la vie qu’on gaspille. Un donneur peut sauver jusqu’à cinq ou six personnes si ses organes sont bien distribués.
— Je crois que ce n’est pas le don qui fait peur, mais c’est d’envisager la mort. Elle est tabou, les gens n’aiment pas en parler. Et puis, ils imaginent qu’on charcute les corps, qu’on dépouille l’être aimé.
— Tu sais, quand on interroge les gens, la plupart seraient prêts à donner leurs organes. C’est un acte tellement magique, un don de soi par-delà la mort, une continuité de la vie. Quand tu leur demandes s’ils donneraient leur accord pour qu’on prélève ceux de leur époux ou épouse, ils accepteraient encore, mais ce serait beaucoup plus dur, il y a comme un sentiment de profanation inexplicable, une peur de déranger le défunt, de le souiller. Mais quand tu passes à la question des enfants, il y a un véritable blocage. Ils refusent presque systématiquement.
— Or, nous sommes tous les enfants de quelqu’un…
— Exactement, c’est ce qui crée le problème. Pourtant, les parents qui refusent de donner les organes d’un fils décédé en condamnent un autre à la mort. Culpabiliser les gens n’est pas la solution, mais la réalité est ainsi. Brute, cruelle.
Elle suivit de l’index le bord de son verre, en récolta le sucre et le déposa sur sa langue. Elle se rendit compte de son geste et reposa sa main à plat sur la table.
— Pour en terminer avec ce sujet ultra gai, je vais te faire part d’une anecdote véridique que m’a racontée un médecin coordinateur des greffes et qui, je crois, résume tout le problème. Un jour, un homme de quarante-trois ans meurt d’un accident de moto. Sa femme ne s’oppose pas au don d’organes, heureusement ils en avaient parlé et c’était ce que son mari souhaitait. Le cœur part sur un jeune homme de trente-trois ans, célibataire, qui, sans cet organe arrivé in extremis , serait mort dans la semaine…
Camille avait le don de fasciner. Nicolas l’écoutait sans bouger.
— … Ce chanceux se remet de sa greffe, tout se passe pour le mieux, il mène à nouveau une existence normale, profite de la vie à fond. Mais, terrible coup du sort, il meurt d’une rupture d’anévrisme deux ans plus tard, à une pompe à essence. (Elle claqua des doigts.) Comme ça.
Nicolas plissa les lèvres.
— C’est qu’il devait probablement mourir, fit-il. Rattrapé par son destin.
— Comment ne pas se faire cette réflexion, en effet ? Rattrapé par son destin, oui… Bref, son cerveau meurt, mais pas ses organes. Le cœur pourrait de nouveau être greffé, et permettre à une autre personne de vivre. Tu imagines le destin de… ce cœur ? Mais là, devine ?
— Les parents refusent de donner les organes de leur fils ?
— Tu as vu juste. Mais peut-on leur en vouloir pour autant ? On touche là à toute la complexité du don d’organes, de l’éthique, tout ce que tu veux. J’ai même entendu, récemment, qu’un mari qui avait donné l’un de ses reins à sa femme a voulu le reprendre lorsqu’ils ont divorcé.
Nicolas ne put se retenir d’exploser de rire. Il glissa sa serviette devant ses lèvres, gêné, mais sa poitrine continuait néanmoins à tressauter.
— Excuse-moi. Je sais que le sujet est grave mais…
Il rit de plus belle. Ça le prenait tout au bas du ventre, et il n’y pouvait rien. Ses yeux s’humidifièrent un peu.
— C’est bon ça, le coup du mec divorcé qui veut reprendre son rein en même temps que la machine à café !
Il avait le rire communicatif, et Camille fut prise au piège, elle aussi. Elle se laissa aller avec délice, se fichant des gens qui se tournaient dans leur direction. Ils étaient deux, rien que tous les deux, et ils se sentaient bien, libres, le reste importait peu.
Le fou rire finit par passer, ils discutèrent encore un moment devant un thé (Camille y ajouta une quantité démentielle de sucre) de sujets graves, et d’autres plus légers.
La salle s’était vidée, l’ambiance était devenue tamisée. Une musique douce s’échappait du bar, où ils prirent un dernier verre. Puis, au fil de la nuit qui avançait, les mots se firent plus rares, laissant davantage place à des sourires, des regards, jusqu’à ce que Nicolas se penche vers elle et l’embrasse avec douceur.
Il se recula, gêné.
— Excuse-moi, mais j’en avais terriblement envie. Si tu crois que ça va trop vite…
Camille se pencha vers lui, ils s’embrassèrent encore.
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