L’homme avait les cordes vocales usées par le tabac. Il craqua une allumette, tira une bouffée et prit ses aises sur le banc, calant son pied gauche sur sa cuisse droite. Sa chemise était entrouverte et laissait transparaître un torse velu. Camille lisait une forme de défi dans ses yeux lorsque l’historien observait en direction des fenêtres. Il semblait détester ces religieuses.
— Donc, d’un côté, les familles désœuvrées qui n’ouvrent que des tombes vides. Et, d’un autre côté, des individus de trente, quarante ans, qui découvrent d’eux-mêmes qu’ils ont été adoptés, ou l’apprennent de la bouche de leurs parents. Les secrets finissent toujours par éclater, vous savez : un père adoptif aux portes de la mort qui décide de se confier, ou des langues qui se délient après des années de mensonge.
Il rapprocha ses poings l’un de l’autre, jusqu’à ce qu’ils se percutent.
— Des parents qui cherchent d’un côté, des enfants qui apprennent qu’ils ont été adoptés de l’autre. Et voilà comment la déferlante se met à balayer le pays. D’un coup, on se met à parler de réseaux d’adoption occulte, de trafics d’enfants à l’échelle nationale, qui existeraient depuis des décennies.
Camille pensait à l’album de naissance trouvé chez Mickaël Florès : sa mère Hélène était bien enceinte, elle avait bien accouché de lui dans un hôpital parisien, d’après les différents témoignages. Elle se rappelait même les recherches de Broca, qui avait noté : « La sœur était à la maternité, elle a vu l’enfant naître, aux côtés de Jean-Michel, le 8 octobre 1970. »
Donc, Mickaël ne pouvait pas être le fils de Maria Lopez, même si tout conduisait à la conclusion contraire. La gendarme ne réussissait toujours pas à comprendre.
Juan poursuivit ses explications :
— Vous avez quel grade ? demanda-t-il.
— Adjudant.
— Un petit cours accéléré d’histoire, adjudant ? Prête à plonger dans l’une des périodes les plus sombres de l’Espagne ?
Camille acquiesça :
— Je vous écoute.
— 1939. Après trois ans de guerre civile, le général Franco et son armée écrasent la République et installent une dictature d’extrême droite basée sur deux fondements principaux : le nationalisme et le catholicisme. Selon ses propres termes, la « race » doit être régénérée, purgée des déchets qui l’ont empoisonnée des années durant. La purification passe, entre autres, par l’enlèvement pur et simple des enfants des opposants.
Il toussa encore puis pompa sur son cigare.
— Augusto Valero, le psychiatre militaire du régime franquiste, va théoriser scientifiquement l’enlèvement des enfants. Dans une étude intitulée Psiquismo del fanatismo marxista , il va établir que les « rouges » sont des malades mentaux et que leur progéniture doit leur être retirée pour être rééduquée selon les vraies valeurs franquistes. Des mots comme eugénisme, ségrégation émaillent ses écrits. Dès lors, on enlève systématiquement les enfants aux familles républicaines, petits ou grands. Dans les prisons, on retire les nourrissons aux républicaines qui viennent d’accoucher. On place alors ces enfants dans des « bonnes » familles ou dans des orphelinats tenus par des religieux, on les nourrit de chansons fascistes, les curés et les Jésuites les éduquent dans la rigueur du régime. On leur apprend à renier les idées de leurs « bâtards de parents ». Un lavage de cerveau très efficace, si vous voyez ce que je veux dire.
— Je vois, oui.
— Mais ce n’est pas tout, loin de là. Un décret du 4 décembre 1941 permet de changer les noms des enfants enlevés. Dès lors, vous devinez la suite…
— On coupe définitivement le lien. Leurs familles d’origine ne pourront jamais les retrouver.
— Exactement. À l’époque, trente mille enfants républicains ont ainsi été arrachés à leurs pères et mères pour être placés ailleurs. Mais ce qui est hallucinant, c’est que le système va changer d’objectif à partir des années 60, et s’amplifier après la mort de Franco, en 1975, et jusqu’à l’aube de l’an 2000. Presque cinquante ans de mensonges et de monstruosités, madame. Je suis d’ailleurs en train d’écrire un livre sur le sujet.
Cigare aux lèvres, il écrasa son index sur la pochette.
— Je montre comment aux bébés volés du franquisme succèdent les enfants volés de la démocratie. Comment on passe, dès les années 60, 70, du vol politique au vol économique. Et vous savez comme moi que, dès qu’il y a économie, profit, il y a…
— … trafic.
Juan acquiesça dans un nuage de fumée.
— C’est le mot, oui, « trafic ». Trafic de bébés. L’outil initial de terreur politique instauré par Franco va devenir une pratique à l’échelle quasi industrielle, tellement installée que personne n’osera dire quoi que ce soit durant des années. On passe de trente mille à trois cent mille bébés volés dans l’Espagne moderne. Trois cent mille, adjudant, je ne sais pas si vous imaginez la portée de ce nombre. C’est une pure aberration, et pourtant, dans notre belle et grande société capitaliste, ça a existé jusqu’à il y a peu. Pendant que des gens achetaient des téléphones portables et découvraient Internet, d’autres volaient des bébés en masse.
Sa voix se teintait d’amertume. Il désigna l’ensemble du bâtiment d’un mouvement de bras.
— Vous êtes ici dans l’un des endroits où le trafic atteignait son essor dans les années 60. Au cœur même de notre chère Église catholique. Comment vous dites ? C’est toujours dans la bergerie que le loup se cache ?
— C’est à peu près ça, oui.
— Ici, on recueillait — et on recueille encore — des jeunes filles enceintes en difficulté. Surtout celles qui voulaient cacher leur grossesse, ou qui étaient placées par leurs parents, parce que ces derniers ne voulaient plus s’occuper d’elles : à l’époque, être enceinte pour une jeune fille de moins de vingt ans, célibataire, c’était une honte, un déshonneur. Ici, elles menaient une vie rude, austère. On les redressait.
Il montra de vieilles photos jaunies de ces établissements religieux. Camille parvenait à se figurer l’ambiance dans l’Espagne du milieu des années 60. Une population qui vivait sous un régime où régnaient la terreur et l’oppression.
— Les Casas cuna se multiplient comme la peste dans les années 50 et 60, poursuivit l’historien. De véritables usines à bébés. Les jeunes mères qui accouchaient entre ces murs voulaient évidemment garder leur enfant, mais les religieuses mettaient la pression pour récupérer le futur nourrisson, expliquant qu’une mère célibataire ne pourrait jamais l’élever correctement ni lui inculquer les bonnes valeurs de la « Nouvelle Espagne ». Et quand la mère opposait trop de résistance, on lui disait que son bébé était mort-né.
Juan déposa ses cendres dans un petit morceau d’aluminium qu’il sortit de sa poche. Camille l’écoutait, parcourue de frissons. Toutes les nations avaient leurs squelettes dans le placard. Les histoires sordides finissaient toujours par ressortir, un jour ou l’autre.
— Mais il y a eu pire, bien pire que les Casas cuna , dit Juan.
Autre photo. Celle d’un hôpital.
— Voici la clinique San Ramon, à Madrid. Là où eut lieu le trafic le plus abouti, le mieux organisé. San Ramon était la pointe du triangle de la mort, comme on l’appelle encore aujourd’hui. Triangle composé également de l’hôpital Santa Cristina et de la maternité O’Donnell, tous situés à Madrid. Des endroits où les employés travaillaient ensemble, s’échangeant les nouveau-nés. C’était le triangle dans lequel on volait les bébés à grande échelle.
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