La gendarme avait la tête appuyée contre la vitre, les yeux mi-clos sous l’effet de la climatisation, essayant de se reposer un peu malgré les Espagnols et les touristes qui parlaient fort. Les accents roulaient, les langues claquaient.
Elle pensait à Nicolas Bellanger.
Plus tôt, elle lui avait téléphoné pour le mettre au courant de l’avancée de ses recherches : il y avait, peut-être, une chance de retrouver l’enfant de Maria, de comprendre une partie de l’histoire des Florès. Nicolas avait alors cédé à un coup de folie : la rejoindre à Valence pour le dîner. Et, éventuellement, repartir avec elle le lendemain vers Paris afin de préparer la descente au Styx.
Camille avait accepté cette proposition délirante avec plaisir. Nicolas avait de nouveau parlé « d’officialiser » les découvertes avec la présence d’un OPJ de la Crim, cependant la jeune femme n’était pas dupe : il prenait le prétexte de l’enquête pour la rejoindre.
Il en pinçait pour elle.
C’était réciproque. Quelque chose de puissant brûlait dans le ventre de Camille. Un alcool fort qui l’enivrait, brisait les tabous. D’un autre côté, elle songeait à Boris et se sentait fautive. Leur relation était tellement différente, presque respectueuse. Deux collègues qui travaillaient ensemble depuis si longtemps, qui se tournaient autour sans jamais avoir osé franchir la barrière.
L’arrêt du train l’arracha à ses pensées. Elle arriva finalement à la gare València-Nord. À peine sortie, elle attrapa un taxi et indiqua l’adresse au chauffeur : « Casa cuna Santa Isabel ». L’homme parvint à comprendre son espagnol, jeta un œil dans son rétroviseur et se mit en route sans poser de questions.
Camille ne voyait rien de la ville, revenue dans l’enquête et plongée dans ses réflexions. Les bébés volés du franquisme… De quoi s’agissait-il, précisément ? En quoi Mickaël Florès, né à l’hôpital Lariboisière de Paris d’après son état civil, était-il concerné ? Quel était le lien avec Maria Lopez et le petit squelette au crâne meurtri ?
La gendarme se représentait encore le visage de Maria Lopez, cette folie qui l’habitait, ses lèvres qui palpitaient : « El diablo… El diablo … » Elle avait réagi ainsi en voyant la photo d’elle enceinte, touchant son propre ventre. Qui était le diable ? Le bébé lui-même ?
Valence mêlait avec harmonie les quartiers de la vieille ville et une architecture des plus modernes. Bâtiments aux formes futuristes, immeubles design, stades démesurés. Certains chantiers étaient encore en cours mais semblaient abandonnés, laissant là des verrues effroyables d’acier et de béton. C’étaient les vestiges des dégâts causés par la crise : plus personne n’avait d’argent pour financer ces travaux pharaoniques. Camille avait même entendu parler d’un aéroport qui n’avait jamais vu d’avions atterrir, et qui était aujourd’hui à l’abandon ou utilisé comme piste de karting.
Un panneau indiqua « Calle de la Casa Misericordia ».
Ils y étaient.
Le taxi s’arrêta devant un grand mur austère en brique rouge, rehaussé de grilles à pointes et portant une caméra. Camille régla le chauffeur et se dirigea vers une porte qui semblait blindée. Un panneau bordeaux, collé au mur, indiquait « Casa cuna Santa Isabel ».
Il était presque 19 heures. Camille s’essuya le front avec un mouchoir et patienta à l’ombre. La chaleur était toujours insupportable, la gendarme se liquéfiait. Elle pria pour avoir une bonne climatisation dans son hôtel, quitte à attraper la crève.
Un homme s’approcha, il tenait une pochette violette sous le bras. Un petit gars à l’air bourru et au regard perçant, vêtu d’une chemise crème et d’un pantalon fin de la même couleur. Il traversa la route prestement, vint d’un pas assuré à la rencontre de Camille et lui tendit la main. Il avait de grosses auréoles de sueur sur sa chemise, au niveau des aisselles.
— Juan Llores, on doit se voir, fit-il dans un français plutôt bon.
Camille lui adressa un sourire de politesse.
— Camille Thibault. Je travaille à la gendarmerie, section criminelle.
— Je sais. Marisa m’a brièvement expliqué… Cette chaleur va finir par tous nous tuer. C’est comment, en France ?
— Démoniaque.
Il sonna à l’interphone. La caméra était braquée dans leur direction. Au bout de quelques secondes, la porte s’ouvrit.
— C’est une vraie forteresse ici, mais depuis que je suis médiatisé, elles n’osent plus me refuser l’entrée, confia-t-il. Suivez-moi.
Ils évoluèrent dans un jardin à la végétation luxuriante avant de rejoindre un grand bâtiment en U qui ressemblait à un collège : deux étages, toits plats, murs orange et gris. Une vieille religieuse en robe noire apparut sur le perron, l’air sévère.
— La mère supérieure, toujours aussi sympathique. Regardez-la, on dirait un corbeau sur un fil électrique… Attendez-moi.
Juan Llores alla discuter une petite minute avec elle puis revint vers Camille. Ils s’installèrent sur un banc, entre deux palmiers. En face, un saint Jean en métal dominait l’espace arboré.
— Nous ne sommes pas les bienvenus entre ces murs, mais peu importe. C’est ici le meilleur endroit pour discuter de notre sujet. Marisa m’a dit que vous recherchiez un enfant volé ?
Camille lui montra la photo de Maria Lopez.
— Disons que c’est un peu plus compliqué. Mais on pense qu’une partie de l’affaire sur laquelle on travaille, en France, peut trouver des réponses ici, en Espagne. Maria Lopez a, d’après cette photo, passé du temps à la Casa cuna . Et son bébé a probablement disparu, puisque officiellement elle n’a jamais eu d’enfant.
— Elle a eu un enfant, mais on le lui a enlevé, trancha Llores, catégorique. Que connaissez-vous de l’affaire des bébés volés du franquisme ?
— Rien du tout.
Juan Llores fixa un rideau qui bougeait sur la gauche, puis se tourna vers Camille.
— Elles détestent les journalistes et les étrangers. La mère Marguerita et toutes les religieuses qui travaillent pour elle depuis des années nieront l’évidence jusqu’à la fin de leur vie. Ce sont des blocs de marbre froid et sans âme.
Il ouvrit sa pochette et tendit un agrandissement photo à Camille, sur lequel paraissait une tombe sans nom.
— Cette photo a été tirée dans le petit cimetière de San Roque, en Andalousie, il y a deux ans… L’origine du scandale, le patient zéro, dirait-on en virologie. À l’époque, un père veut faire des travaux sur le caveau familial. De ce fait, il demande à récupérer les ossements de son bébé mort en septembre 1987. Il fait ouvrir le petit cercueil, et ne trouve que du tissu vert et un peu de gaze chirurgicale. Aucun ossement. La tombe est vide. L’homme se rappelle : le jour de la naissance de son enfant, l’équipe médicale ne le laisse pas voir le corps du bébé, que l’on déclare mort-né. Les parents ne récupèrent qu’un cercueil déjà scellé à la sortie de la maternité.
Il fut secoué par une quinte de toux violente. Ses poumons sifflaient.
— Excusez-moi… Grâce à son acharnement, ce pauvre père va réussir à médiatiser sa sinistre histoire. C’est alors que des milliers de familles vont se rendre compte qu’elles se trouvent exactement dans le même cas. Asturies, Canaries, Catalogne, Andalousie, c’est partout pareil. Les plaintes se multiplient. L’Espagne creuse, ouvre des tombes vides, à la recherche de la vérité : où sont passés les corps de ces bébés déclarés mort-nés ?
Il sortit un fin cigare et en proposa un à Camille, qui refusa.
— Je ne devrais pas fumer ici, maugréa-t-il en désignant deux femmes enceintes qui se promenaient, au loin. Mais il y a bien pire qu’un peu de fumée, vous ne croyez pas ?
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