— Tu veux te débarrasser de moi, ou quoi ? Elle n’a rien d’important, je te l’ai dit.
Il mentait comme un arracheur de dents, mais Lucie ne lui en tint pas rigueur.
— Très bien. Dans ce cas… Pique-nique !
L’expédition se mit en route peu avant midi. Ils passèrent une bonne journée loin de Paris, au soleil, au bord de l’eau, à manger des sandwichs, boire du lait, les jumeaux couchés dans leur double poussette, crème solaire, petit bonnet sur la tête. Le bonheur simple d’une journée en famille.
Sharko souriait, plaisantait, mais parfois son regard se troublait, et alors il fixait le lac, caressant ses mocassins du bout du pouce, sans un bruit, tel un vieux pêcheur nostalgique, comme rattrapé par ses démons. Lucie comprenait qu’à ces instants-là il pensait à son affaire, à toutes ces filles, et que dans sa tête résonnaient les sinistres paroles du monstre.
L’autre fois, j’ai vu des grenouilles vertes dans un vivarium. Je les imaginais dans leur étang, glisser sur le fil de mon bistouri affleurant la surface de l’eau et s’ouvrir le ventre…
Lucie non plus ne profitait pas complètement de leur journée. Les chiffres et les cercles concentriques du carnet tourbillonnaient dans sa tête.
Pourquoi les marquait-on de la sorte ?
La solution des chiffres qu’elle cherchait depuis la matinée lui vint au retour vers Paris, lorsque Sharko entra l’adresse de leur résidence dans le GPS.
Des coordonnées numériques s’étaient affichées au bas de l’écran.
Des nombres à virgules, comme sur les notes du tueur.
Lucie comprit alors que les deux derniers groupes de chiffres qu’elle avait recopiés pour chaque ligne représentaient certainement l’indication des lieux. Une longitude et une latitude.
Cette nuit-là, elle attendit que Sharko s’endorme. Alors, elle se leva sans bruit et, seule dans le salon, se précipita de nouveau sur l’ordinateur.
Sur les douze pages, elle n’avait repéré que trois groupes de coordonnées différents. Donc, a priori , trois lieux distincts cachés dans les pages du carnet. À cran, elle se connecta à GoogleMaps et compléta les parties latitude et longitude.
Elle valida une première fois. Un point s’afficha sur la carte, en pleine forêt d’Halatte, dans l’Oise.
Ça fonctionne.
Lucie entra les coordonnées suivantes, puis les dernières. Les trois lieux se situaient tous en forêt d’Halatte, espacés d’un ou deux kilomètres. Elle imprima la carte.
Douze filles tatouées, des dates, trois lieux différents. Lucie pensait depuis le début que les informations correspondaient aux enlèvements, mais vu la localisation isolée en forêt, ça ne collait pas vraiment, aucune fille n’étant susceptible de traîner là à des heures pareilles. À moins qu’on ne leur ait fixé un rendez-vous ?
Et s’il s’agissait de dates et des lieux où il tuait ses victimes ? Ou alors, de là où il les enterrait ? La plupart des tueurs en série gardaient une trace écrite des endroits où ils se débarrassaient des corps. Pour revivre leurs fantasmes, et les déterrer de temps en temps. Ou simplement parce qu’ils en tuaient trop et voulaient pouvoir se rappeler leurs victimes.
C’était aussi pour cette raison, peut-être, qu’il avait crypté les données dans son carnet. Question de sécurité. Et parce que ces salopards adoraient toute forme de jeu.
Pensive, Lucie se leva et se dirigea vers la fenêtre. Elle resta là quelques secondes, silencieuse. Les rues étaient désertes, les lumières des appartements alentour toutes éteintes… Les gens étaient plongés dans leurs rêves. Ou leurs cauchemars.
Elle consulta sa montre, puis revint vers l’ordinateur. Elle effaça l’historique du navigateur Internet et le ferma, dissimula les plans imprimés sous des livres de la bibliothèque et retourna se coucher comme si de rien n’était.
Le flic solitaire qui sommeillait en elle venait de briser la coquille maternelle.
L’instinct de prédation avait pris le dessus sur les gènes.
Camille se dit que la réponse à ses questions se trouvait peut-être là, sous ses yeux.
Entre les deux lamelles de verre.
La biopsie. Concentré d’ADN de son donneur.
Comment avait-elle pu ne pas y songer avant ? Commencer par le plus simple, le plus évident. Faire une recherche du profil génétique du cœur dans le fichier national des empreintes génétiques, le fameux FNAEG commun à la police et à la gendarmerie. Peut-être y aurait-il une correspondance avec une personne fichée ? C’était assez peu probable, mais c’était cette faible probabilité qui l’intéressait, justement.
À 14 heures, elle avait réussi à joindre par téléphone Frédéric Crombez, un technicien en biologie du LPS [6] Laboratoire de police scientifique.
de Lille qu’elle connaissait depuis le lycée. Il ne travaillait pas ce 15 août, mais sur l’insistance de Camille il s’était rendu au laboratoire, boulevard Vauban, pour passer les petits amas de cellules du cœur inconnu sous les machines sophistiquées. Sans requête, sans procédure. « Au black », comme on dit.
Quelques heures plus tard, avec la promesse de lui offrir un restau — et au terme duquel il était persuadé de la mettre dans son lit —, Camille sortait du bâtiment avec un papier très important dans la main : le fameux profil génétique de son donneur. Son code-barres unique, qui l’identifiait, lui, parmi cette grande colonie de sept milliards d’individus.
En cette fin de journée, elle prit le métro place de la République. Assise dans son coin, elle regarda la courbe du profil génétique encore inconnu, les pics, les creux, les ensembles de données. C’était si curieux, de détenir le code de fabrication d’une personne, sans connaître la personne elle-même.
Elle arriva à Villeneuve-d’Ascq une demi-heure plus tard. Pressée, elle se rendit directement à l’appartement de Boris, situé de l’autre côté de la caserne par rapport au sien. Elle sonna, personne ne répondit. 15 août ou pas, Boris devait, comme chaque mercredi soir, soulever de la fonte en solitaire. Le footing du matin ne lui avait pas suffi.
Effectivement, elle le trouva dans la salle de sport, où traînait du matériel de musculation. Les grands pans en Plexiglas avaient accumulé de la chaleur toute la journée, transformant l’endroit en fournaise. Malgré tout, Boris était allongé sous une barre de développé-couché, short très court et torse nu, et finissait une série de dix. Lorsqu’il aperçut Camille, il ôta ses écouteurs et renfila immédiatement son débardeur posé au sol.
— Merde ! Depuis quand t’es là ?
— Très longtemps. Tu peux rester torse nu, tu sais ? Ça brille et c’est sans poils, j’aime bien.
Elle ne sut dire s’il était rouge à cause de l’effort ou par excès de pudeur. La sueur coulait sur ses tempes, et il haletait. Il ôta des poids de chaque côté de sa barre, haussant les épaules. Camille s’approcha, les mains croisées dans le dos.
— T’as pu préparer la requête au juge pour notre greffé ? demanda-t-elle.
— Oui, elle part demain à la première heure. S’il est réactif, c’est faxé le jour même sur le bureau du directeur de l’agence de biomédecine. Et on aura très vite le nom de notre assassin.
Boris but une gorgée d’eau, les mains enfoncées dans des mitaines en cuir.
— Et toi, tu prépares tes valises pour Argelès ?
— Oui. Bien possible que je me mette en route demain ou vendredi, ça évitera les bouchons du week-end. Au cas où, je te donnerai les clés de mon appartement pour Brindille.
— Demain ou vendredi ? Mais tu bosses, normalement, non ?
Читать дальше