La gendarme n’en savait pas beaucoup plus sur son donneur pour le moment. À quoi ressemblait-il ? Avait-il eu une femme, des enfants ? Camille s’interrogeait depuis la veille et n’avait d’ailleurs presque pas dormi encore une fois. Elle pensait évidemment à son cauchemar. Daniel avait-il enquêté sur une affaire impliquant la jeune femme de son rêve ? L’avait-il retrouvée enfermée quelque part ? Cette fille était-elle encore vivante aujourd’hui ?
Elle allait peut-être bientôt avoir des réponses.
À cet instant précis, elle se sentit proche de Daniel, même si elle ne connaissait de lui que ce cœur malade. Encore un étrange coup de dés du destin. C’était tellement curieux qu’un gendarme récupère l’organe d’un policier qui avait presque le même âge qu’elle. Un homme qui avait décidé de servir la loi et la République, comme elle.
La circulation se densifia après le passage du péage de l’autoroute A1 avant Paris, mais restait relativement fluide. Soit les gens étaient partis le 15 août, soit ils se mettraient en route à partir du lendemain soir, leurs voitures bondées. Après une nouvelle année de promesses illusoires, de crises et de galères, chacun avait besoin de relâcher la pression.
Climatisation à fond, Camille gagna Argenteuil aux alentours de 8 h 30. Elle était largement en avance. Grâce aux recherches de Boris, elle savait que Daniel avait été enterré au cimetière du Val-Notre-Dame. Elle y fit un détour après être passée chez un fleuriste. Elle trouva rapidement la tombe, un bloc de marbre gris et rose avec quelques plantes artificielles, des chrysanthèmes complètement brûlés et un vase rempli de petits cailloux blancs. Il n’y avait que deux plaques funéraires, « À notre neveu », et une autre, « À notre collègue et ami… ».
Camille s’approcha, passa ses doigts sur la seconde partie de l’inscription : « Tu resteras dans notre cœur », et regroupa ses mains devant elle, face à la stèle décidément bien vide. Pas de famille ? Aucun mot des parents ?
Elle sentit malgré elle les larmes monter. « Tu resteras dans notre cœur. » C’était si étrange de se dire qu’une partie de l’être qui reposait au fond du trou était là, en elle. Elle leva les yeux vers les arbres, en arrière-plan, et s’excusa de posséder son cœur, de vivre alors que lui, Daniel, était parti tellement loin.
— Je n’ai pas su prendre soin de ton cœur, murmura-t-elle en essuyant une larme. J’en suis tellement désolée…
Elle nettoya la tombe, jeta les fleurs fanées, répartit ses kalanchoés dans le vase. Il régnait dans le cimetière un calme qui lui fit du bien et lui permit de se recueillir. Puis elle regagna son véhicule, la poitrine bien lourde.
À 9 h 35, elle se présentait à l’accueil du commissariat sous le nom de Cathy Lambres, en tenue de gendarme, son grade d’adjudant bien visible, et annonça son rendez-vous avec Patrick Martel. Comme à la caserne de Villeneuve-d’Ascq, les locaux n’étaient pas très peuplés en ce jeudi matin. Et puis, il était encore tôt. Flics ou gendarmes, même sauce, mêmes envies de retarder la rentrée de septembre, qui débarquerait avec son lot d’emmerdements.
Le lieutenant de police la reçut dans son bureau, au premier étage. C’était un homme à l’air plutôt sympathique, la bonne quarantaine. Il avait les yeux vairons, l’un marron, l’autre bleu. Camille était toujours troublée lorsqu’elle croisait ce genre de regard. Chaque œil avait son histoire.
Il l’accueillit chaleureusement, lui proposa un café auquel elle préféra un thé et la pria de s’asseoir.
— C’est plutôt rare de voir la gendarmerie en nos locaux. Vous venez de quel coin, déjà ?
— Nantes, mentit Camille. Section de recherches de la caserne Richemont.
Martel plongea les lèvres dans son café.
— La Section de recherches, ici… Bon, parlez-moi de votre affaire. Quel est le rapport avec Daniel ?
Camille avait finalement décidé de jouer franc-jeu. Elle devait y aller cash, sans détour, par manque de temps.
— Il n’y a pas d’affaire. Si je viens ici, c’est pour raisons personnelles. Vous étiez bien le plus proche collègue de Daniel ? Celui qui le connaissait le mieux ?
— Vous m’intriguiez déjà au téléphone, vous m’intriguez encore plus maintenant… Oui, j’étais son plus proche collègue. Daniel bossait juste à côté, on buvait des coups et on mangeait ensemble.
Son regard se fit nostalgique. Les flics avaient du mal à se remettre de la disparition de l’un des leurs dans le cadre de ses fonctions. Camille le coupa dans ses pensées.
— Très bien. J’ai besoin de votre parole : ce que je vais vous confier doit rester entre vous et moi. Ni vos collègues, encore moins la famille de Daniel, ne devront savoir.
— Ça dépend de ce que vous avez à mettre sur la table.
Camille fixa l’œil bleu.
— Le 27 juillet 2011, Daniel est mort à 20 h 20, tué dans l’exercice de ses fonctions. Le 29, à 5 h 10 précises, je recevais son cœur.
Elle posa sa main sur sa poitrine.
— Daniel est ici. Son cœur bat en moi.
Patrick Martel resta bouche bée. Il se recula sur son siège et, après une période de vide absolu, il réagit enfin.
— Excusez-moi. Mais c’est tellement…
— Je sais.
Le lieutenant de police fixa longuement Camille, sans bouger, abasourdi. Il finit par rompre le silence :
— On a su par le médecin légiste que ses organes avaient été prélevés. Qu’ils étaient partis quelque part, mais jamais je… (Il secoua la tête.) Je veux dire, c’était abstrait, cette histoire de don d’organes. En maintenant, vous êtes ici, face à moi, avec son cœur qui bat en vous. C’est tellement extraordinaire.
— Il n’est pas une journée sans que j’y pense, croyez-moi. Je cherche Daniel depuis plus de six mois. Je voulais savoir qui il était, comment il avait vécu. Je voulais donner un visage à ce cœur. Ne me demandez pas pourquoi. C’est ainsi, et ça a tourné à l’obsession.
Elle but une gorgée de thé qui lui parut bien fade. Martel se détendit un peu, fouilla dans son tiroir et en ressortit une photo qu’il tendit à Camille.
— C’est nous deux, là, dans la cour du commissariat.
Le cœur battit plus vite dans la poitrine de Camille, comme s’il réagissait. La jeune femme se sentit bizarre. Son donneur avait des yeux d’un noir extraordinaire, comme deux trous dans la photo. Il est difficile de décrypter des regards figés, mais Camille y lut de la malice, du mystère aussi. Loiseau était un petit brun, cheveux courts, assez chétif, pas spécialement beau, mais avec une vraie présence.
Une cigarette pendait à ses lèvres.
— Il fumait, murmura Camille.
— Oui, il n’était pas un gros fumeur, surtout une vraie cafetière. S’il ne buvait pas quinze cafés ultra-sucrés par jour, il n’en buvait pas un. Pourtant, il ne laissait jamais traîner une tasse, un grain de sucre ou un mégot. Son bureau était aussi nickel qu’un bloc chirurgical. On l’appelait « Monsieur Propre », à la Crim.
Il sourit mais l’œil marron palpita. Son visage retrouva vite un air de tristesse.
— Il n’aurait pas dû se trouver sur les lieux, ce soir-là. Une intervention banale, il rend service parce qu’un collègue est malade. Et boom, un pruneau en pleine tête… Ça nous a fait sacrément mal, à tous.
Son front se plissa.
— C’était d’autant plus terrible qu’il parlait d’arrêter le métier. Il voulait poser sa démission, partir sur autre chose, commencer une nouvelle vie.
— Quel genre de vie ?
— J’en sais rien. Mais plaquer la police, en tout cas. À trente et un ans, quand même… Il n’avait que sept ans de service derrière lui.
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