— Et ce taré qui déverse ses horreurs sur une bande sonore.
— C’est gratiné, oui.
Bellanger eut une faiblesse, il s’appuya sur le bois usé, devant lui. Il avait la mine ravagée par le manque de sommeil.
— Je ne tiens plus debout, je comptais sur mes congés pour me remplumer un peu mais… Il faut que je rentre chez moi… Me doucher, dormir quelques heures, manger un truc qui ressemble à autre chose qu’à une tranche de pain. J’ai passé la nuit à régler de la paperasse et, depuis ce matin, Robillard et moi, on donne des coups de fil dans le vide. Y a personne dans les bureaux.
Sharko était allé saluer le lieutenant Robillard dans l’ open space avant d’entrer ici. Pascal Robillard était leur grand spécialiste des procédures et de tout ce qui touchait aux recherches dans les fichiers informatiques.
Nicolas Bellanger prit la boîte à chaussures et les deux tableaux.
— Je vais aller les déposer moi-même à côté. Il y a deux ou trois laborantins qui traînent, je vais demander l’analyse ADN des cheveux, des ongles et des dents en priorité. Essayer de déterminer s’ils proviennent du même individu.
— Il y a… le portefeuille, aussi. Vu ce qu’on a entendu dans l’enregistrement, il est possible que…
Bellanger serra les lèvres.
— On verra bien. Merci pour la boîte, et… bien vu, Franck. Y a que toi qui pouvait la dénicher, celle-là.
Sharko approuva d’un mouvement de tête.
— Je peux rester une heure ou deux, si tu veux, mais pas plus. J’ai promis à Lucie un…
— Te bile pas. J’ai passé les appels qu’il fallait, les gens se bougent mais au ralenti, si tu vois ce que je veux dire. Le juge ne peut pas me recevoir avant 17 heures, le divisionnaire abrège ses congés mais ne sera pas là avant la fin de journée…
Sharko resta silencieux. Claude Lamordier, leur big boss , n’était déjà pas, à la base, le type le plus rigolo de la planète. Il risquait d’être de très mauvais poil.
— … Robillard va commencer à interroger les fichiers pour les douze filles, poursuivit Bellanger en se frottant le front. Voir s’il n’y a pas eu de disparitions en masse. Levallois revient en début d’après-midi filer un petit coup de main, Robillard le branchera sur la recherche de ce « PF » au bas des dessins. Il va jeter un œil au niveau des détentions ou des sorties de prison, en attendant le retour de l’analyse ADN des cheveux. Quant à toi… Je préfère que tu gardes tes forces pour les prochains jours. Demain, on aura du nouveau.
Il soupira et tira une cigarette d’un paquet.
— Passe le bonjour à Lucie. Ça va, elle ? Et tes mômes ?
— Tout roule. On s’éclate comme des fous tous les quatre. On va aller faire un pique-nique au bord de l’eau aujourd’hui. Prendre l’air ensemble. Profiter de la lumière. On est comme les plantes vertes, on en a besoin.
Sharko s’apprêtait à sortir, mais il se retourna et ajouta :
— J’étais exactement comme toi, à trente-cinq piges. À trop tirer sur la corde, elle a fini par me péter à la gueule. Tu connais mon histoire, tu sais par quoi je suis passé. Tu dois prendre davantage soin de toi.
Bellanger eut un petit sourire.
— Merci, encore une fois, pour la petite leçon, mais ça ira.
— C’est ce que tu crois. Tu devrais arrêter d’habiter dans ton bureau et te trouver quelqu’un, Nicolas. Parce qu’il n’y a qu’une bonne femme qui pourra te sortir de là.
Dès que Sharko eut quitté l’appartement pour se rendre au 36, aux alentours de 9 heures, Lucie s’était jetée sur l’ordinateur.
Elle n’avait pas bien dormi, songeant aux mystérieux chiffres du carnet toute la nuit. Armée d’un stylo et d’un papier, elle venait de parcourir, une à une, les douze pages manuscrites, et avait noté les chiffres ou les symboles « / » ou « . » à chaque fois qu’elle les croisait, dissimulés parmi les innombrables cercles imbriqués.
Pour la première page du carnet, elle avait obtenu la séquence suivante :
0104060809201011/1411102100/47.
6193757/06.1529374
Si les séries de chiffres étaient différentes d’une page à l’autre, elle remarqua néanmoins une régularité. Chaque fois, Lucie dénichait quarante-quatre chiffres par page, séparés par trois barres obliques.
Elle nota : « Bloc de 16 chiffres/de 10 chiffres /de 9 chiffres avec un « . » /de 9 chiffres avec un « . »
Ces codages cachaient forcément quelque chose d’important, et étaient cohérents pour leur auteur.
Douze lignes codées, douze photos, douze femmes différentes…
Lucie réfléchit et afficha une photo de victime, au hasard. Les chiffres étaient présents là aussi, à l’arrière du crâne rasé : B-02.03–07.08-09.11–12.15. Elle ne tint pas compte de la lettre et compta le nombre de chiffres. Seize, exactement. Comme sur le premier bloc.
Elle rechercha donc la séquence 0203070809111215 dans ses notes toutes fraîches. Elle eut une poussée d’adrénaline lorsqu’elle découvrit les seize chiffres du tatouage sur le premier bloc de l’une des lignes, la dernière en l’occurrence.
Ainsi, chaque ligne trouvée dans le carnet correspondait bien à une fille en particulier. L’auteur du codage n’appelait pas ses proies par leur nom, mais par le numéro du tatouage qu’elles avaient sur le crâne.
Des numéros, du bétail. Elles n’étaient rien pour lui.
Lucie fut parcourue d’un frisson.
Chaque début de ligne, donc, faisait référence à une fille. Lucie s’intéressa au bloc suivant, « 1411102100 »
, et comprit assez vite qu’il s’agissait de dates et d’heures bien précises. Dans ce cas-là, le 14-11-2010, 21 h 00.
Sur une autre feuille, elle nota, analysant ainsi chaque ligne et recopiant la ou les lettres :
B 14 nov 2010-21 h 00,
B 21 déc 2010-2 h 00,
AB 4 janv 2011-23 h 30,
B 1 er fév 2011-22 h 40,
AB 24 fév 2011-00 h 30,
AB 26 mars 2011-23 h 30,
AB 15 avril 2011-1 h 00,
B 3 mai 2011-2 h 00,
B 16 mai 2011-00 h 00,
AB 7 juin 2011-3 h 00,
B 9 juillet 2011-1 h 30,
B 10 août 2011-1 h 00.
Des dates qui croissaient dans le temps au fil des douze lignes. Des heures tardives, en pleine nuit. Environ quelques semaines d’écart chaque fois.
Une identité représentée par des chiffres, une date, une heure… Probablement la date de l’enlèvement. Dans ce cas, comment le kidnappeur choisissait-il ses victimes ? Vu leur ressemblance sur les photos, le critère physique, l’origine sociale jouaient un rôle, c’était évident.
Un enlèvement par mois, parfois deux, ça faisait beaucoup. Comment l’homme abordait-il ses proies ? Les observait-il longuement ? Les connaissait-il ? Ce salopard était-il un séducteur ?
Lucie revint aux lignes. Restaient les deux derniers blocs, sur lesquels elle cala. Des nombres compliqués à virgule. Elle chercha un point commun : certains nombres revenaient d’une ligne à l’autre. Le « 06.1529374 » se trouvait par exemple sur plusieurs pages différentes.
Lucie n’eut pas le temps de prolonger ses réflexions. Franck était de retour et mettait sa clé dans la serrure. Lucie ferma en catastrophe les fichiers photo et cacha ses notes sous un tas de feuilles. Elle fit mine de consulter ses mails, et leva les yeux vers Sharko lorsqu’il se présenta avec du pain et un bouquet de fleurs. Il lui tendit les roses.
— Pour hier…
Lucie prit le bouquet et plongea son nez dans les pétales.
— Elles sentent bon. Moi aussi, je me suis emportée. Je suis désolée.
Ils s’embrassèrent.
— C’est sympa d’être revenu pour passer la journée avec nous, fit Lucie. Mais tu pouvais rester au bureau. J’ai toujours l’impression que cette affaire est vraiment importante.
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