Leurs portières claquèrent. Le bitume renvoyait une vapeur brûlante, insupportable, avec cette odeur si caractéristique. Le soleil tapait, et tous les pare-brise éblouissaient. Boris se rafraîchit avec un fond de bouteille d’eau sur le visage en soufflant, puis s’avança vers le bâtiment tout en longueur.
Ils sonnèrent à l’entrée car la porte était fermée, la secrétaire étant en congé. Un homme leur ouvrit : Arthur Souvillon, un brun aux yeux noirs d’une trentaine d’années, que Camille avait déjà croisé à plusieurs reprises sans vraiment lui parler. Elle le trouvait plutôt beau mec, malgré ses traits tirés et son bouc qui semblait avoir été taillé avec un ciseau rouillé. Ils se saluèrent.
— On vous dérange en pleine autopsie ? fit Boris.
Souvillon ôta sa blouse légèrement maculée de sang, la roula en boule et la jeta dans un coin.
— Mon collègue la termine. Un vieux monsieur est apparemment tombé dans son escalier, on l’a retrouvé au bas de ses marches, à moitié scalpé.
— Glauque.
— La routine. Venez, on va s’installer dans mon bureau, à l’étage.
Camille et Boris pénétrèrent dans l’institut médico-légal où, malgré l’odeur, une fraîcheur bienveillante les accueillit. La jeune femme se rendit auparavant aux toilettes. Une fois enfermée, elle souleva sa chemise, son maillot de corps et resserra son pansement dans une grimace. La douleur était cuisante. La peau entaillée avec la lame de rasoir souriait sur plus de quinze centimètres, et avait du mal à cicatriser. Pourtant, Camille n’éprouva aucun regret.
Au moins, elle pouvait hurler son impuissance et sa colère en silence.
Elle grimpa au premier étage. Même s’ils venaient souvent, les gendarmes ne connaissaient pas toute l’équipe et montaient rarement à ce niveau. D’ordinaire, d’après Souvillon, une vingtaine de personnes travaillaient dans ce lieu aujourd’hui quasiment désert, qui accueillait des compétences allant de l’analyse toxicologique jusqu’à l’étude des insectes nécrophages. Les autopsies, quant à elles, étaient réalisées au fond du rez-de-chaussée, le niveau fréquenté par les gendarmes et les policiers.
Une fois installé dans le bureau, Boris entra dans le vif du sujet.
— Nous sommes venus à propos d’un certain Ludovic Blier. Ça remonte à plus de sept mois, mais vous vous en souvenez peut-être : il est mort le 1 er janvier de cette année. Des voisins l’ont retrouvé pendu dans son appartement, au sixième étage d’une barre d’immeubles de Lille Sud. C’est vous qui avez rempli l’acte de décès.
Le médecin se tourna vers son écran d’ordinateur et se promena dans des dossiers.
— Une mort violente… Le 1 er janvier… Comment ne pas s’en rappeler ? J’ai eu un coup de fil de la Criminelle en plein déjeuner familial. J’étais d’astreinte ce jour-là, alors pas le choix, je m’y suis collé. À croire que je suis abonné au travail les jours fériés.
Très vite, il afficha la photo du pendu. Gros plan sur le haut du corps. Camille était troublée. Elle s’était attendu à une figure d’horreur, mais les yeux du mort étaient fermés, les joues étaient colorées, les traits reposés, comme si l’homme dormait.
— Suicide, si j’ai bonne mémoire, dit Souvillon. Un gars désespéré, au bout du rouleau. Qu’est-ce vous voulez savoir à son sujet ?
— On a retrouvé deux ADN distincts sous les ongles d’un homme tué il y a cinq jours, fit Camille. Et l’un des deux appartient à cet individu.
Sa réponse créa un blanc de quelques secondes. Souvillon caressa son bouc, l’air intrigué.
— Ça alors… (Il réfléchit encore.) J’ai peut-être une explication, mais ça paraît dingue.
— Autre que celle du jumeau caché ? sourit Camille.
Boris la regarda de travers.
— Vous vous doutez bien que nous sommes tout ouïe, répliqua-t-il.
— Ce jour-là, j’ai été prévenu par le SAMU. Blier a été découvert par un voisin qui était passé lui souhaiter la bonne année, il venait juste de se pendre. Les équipes médicales sont arrivées sur place en dix minutes. Quand elles ont débarqué, Blier ne respirait plus mais son cœur battait encore, très faiblement mais il battait. Ils l’ont décroché et intubé, avant de l’amener en réanimation au CHR pour suivre l’évolution de son état. C’est là-bas que je suis intervenu. On a fait deux électroencéphalogrammes à quatre heures d’intervalle, ils étaient plats. Blier était en état de mort encéphalique, donc bel et bien mort. J’ai dressé moi-même le PV de décès sous l’œil d’un deuxième médecin, en trois exemplaires. Mais on ne l’a pas emmené à la morgue, parce que son cœur présentait encore une activité.
Boris fronça les sourcils.
— Je ne comprends pas bien. Mort, mais pas complètement ?
— Les cas de morts encéphaliques sont toujours difficiles à appréhender, parce que vous avez face à vous quelqu’un qui ne présente aucun signe positif de la mort : il est encore chaud, sa poitrine se soulève avec le respirateur. Disons que les techniques récentes de réanimation ont créé cet état ambigu d’organes encore vivants dans un sujet qui ne l’est plus…
Il prit un bonbon à la menthe et en proposa aux gendarmes. Seule Camille accepta.
— Il devient alors un candidat idéal au don d’organes, poursuivit-il. C’est pour cette raison que les proches, bien souvent, refusent le prélèvement. Imaginez des parents face à un fils mort dans un accident de la route par exemple, mais dont le cœur bat toujours, qui a le teint coloré, qui semble dormir. Qui est encore chaud lorsque vous passez votre main sur son front. On a beau leur dire ce qu’on veut, ils gardent l’espoir qu’il se réveille.
Camille pensait à ce cœur dans sa poitrine, cet inconnu qui, même malade, lui permettait de vivre et dont elle ignorait tout. Y avait-il eu des parents qui, devant leur fille décédée, avaient dit : « Oui, donnez le cœur de mon enfant à quelqu’un » ? Comment s’était passé ce terrible moment où l’on admettait que l’être cher était bel et bien parti, qu’on ne le reverrait plus jamais mais que son cœur continuerait à battre dans la poitrine d’un anonyme ?
— Il faut savoir que la pendaison provoque une anoxie cérébrale, continua le légiste, c’est-à-dire que, à cause de la strangulation, le cerveau n’est plus alimenté en sang et se dégrade très vite, tandis que le reste du corps continue à fonctionner parfaitement. Parfois, les pendus sont sauvés à temps, mais présentent des atteintes au cerveau : ils restent handicapés à vie. Dans d’autres cas, ils sont morts, mais il se peut qu’on parvienne à maintenir en état de fonctionnement les autres organes, comme cela a été le cas pour Ludovic Blier.
Camille écoutait en silence, suçant son bonbon. Elle connaissait tous ces discours autour de la mort. La difficulté d’en cerner la frontière, les comas irréversibles, les grands tunnels blancs que certains prétendaient avoir vus. Elle aussi avait été morte, en quelque sorte. Durant la lourde intervention chirurgicale, son cœur avait été arrêté, son organisme refroidi, le sang avait été sorti de son corps — ça s’appelait la circulation extracorporelle —, mais son cerveau avait continué à fonctionner, sa conscience avait affleuré dans les ténèbres, juste au bord du fameux grand tunnel. Mi-morte, mi-vivante, perchée entre deux mondes, se retrouvant, à un moment donné, sans cœur. Pendant quelques minutes, elle n’avait plus eu son ancien cœur, et pas encore reçu le nouveau. Une situation qui changeait forcément les priorités et la perception du monde.
Souvillon poursuivit ses explications :
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