Le débit était lent, neutre, glacial. Le monologue, apparemment, n’était pas dans son intégralité sur l’enregistreur. Des extraits se succédaient les uns les autres, parfois sans rapport, comme les fragments d’une conscience malade.
… J’ai dîné avec deux femmes, très belles, un repas à base de graisses et de sucres lents. Puis j’ai demandé à l’une d’aller dormir, et à l’autre d’aller nager dans la piscine jusqu’à épuisement. Six heures plus tard, j’ai ouvert leurs estomacs, pour savoir laquelle avait eu la meilleure digestion… J’ai aimé leurs regards… Elles paraissaient étonnées…
Lucie écoutait avec attention, recroquevillée entre les coussins. Elle n’était pas du genre à avoir la frousse, mais, cette fois, tous les poils de son corps s’étaient hérissés. Le timbre, la violence des mots, le délire des idées. Son cerveau de flic s’était remis à carburer : à qui s’adressait ce monstre ? Quelle était sa motivation pour raconter ses « exploits » sur un enregistreur ?
L’orateur décrivait à présent les supplices infligés à de pauvres femmes, la manière dont il les attachait, les torturait, leur vidait les entrailles. Il y avait de la jouissance dans sa voix, de la délectation. Et une harmonique maléfique.
… essayé de fabriquer une lampe avec le sang et les ingrédients. Les os réduits en cendre, mélangés à du vin, sont d’excellente vertu. On peut récupérer la mousse sur les vieilles têtes des morts pour lutter contre l’épilepsie… La sueur des mortes, je l’ai stockée, aussi, avec la graisse dans les pots à confiture de framboises… j’ai toujours aimé les framboises, surtout bien rouges, presque noires. Plus jeune, je les plantais sur du barbelé et je les regardais goutter doucement. Ça me faisait penser à des petites chattes qui pleuraient du sang…
L’enregistrement s’acheva. Enfin.
Lucie arracha les écouteurs de ses oreilles et respira un bon coup. Mal à l’aise, elle redressa la lampe de chevet, de manière à être davantage éclairée, et fixa la porte d’entrée, au fond du salon. Un an plus tôt, après leur retour de Russie, Franck et elle s’étaient promis de rester loin de l’horreur, d’arrêter de vivre dans la peur de ne plus voir l’autre revenir.
N’avaient-ils pas suffisamment souffert, tous les deux ?
Il était encore temps de tout refermer. Oublier.
Mais, au milieu de tant de ténèbres, Lucie se sentit étrangement vivante. Ça avait toujours été ainsi. Ces sinistres obsessions avaient détruit sa vie et celle de ses proches.
Elle réécouta l’enregistrement, les yeux fermés, imprimant chaque mot, chaque intonation en elle. Puis elle remit l’appareil à sa place. Sa main tremblait un peu. Fatigue, nervosité.
Descendre au parking ne fut pas aussi facile que la première fois. Lucie était frigorifiée et sentait le poids du vide sur ses épaules. Elle se retourna à plusieurs reprises, afin de vérifier qu’elle n’était pas suivie. Même les craquements de la tuyauterie la firent sursauter.
Elle replaça cette boîte de Pandore à l’endroit exact où elle l’avait trouvée et rabaissa le coffre sans bruit.
Puis elle tourna le verrou de la porte d’entrée à double tour.
Enfin, Lucie se rendit dans sa chambre et se serra contre son homme endormi.
Elle avait besoin de sa chaleur, de savoir qu’il était là.
Parce qu’elle avait terriblement froid.
Enfermée dans son bureau, Camille Thibault s’était connectée aux fichiers nationaux de la gendarmerie, avec le nom d’utilisateur et le mot de passe que Boris avait saisi pour elle avant d’aller faire son footing matinal.
Elle espérait trouver une trace de sa donneuse dans un dossier criminel quelconque.
Les forces de l’ordre disposaient d’une palette de fichiers considérable pour mener les recherches : fichier des immatriculations, système de traitement des infractions constatées, traitement des procédures judiciaires, traitement des antécédents judiciaires, douanes, impôts, CPAM, etc.
Camille s’intéressa en premier lieu au fichier des personnes disparues, élargit sa recherche à d’autres fichiers et lança des requêtes par date, aux alentours de la semaine du 27 juillet 2011, juste avant sa greffe. Avait-on retrouvé le corps de personnes recherchées cette semaine-là ? Des affaires avaient-elles été résolues à ces dates ?
Camille eut beau interroger les bases de données dans tous les sens, elle ne trouva rien qui pouvait coller. Encore une fois, ses espoirs partaient en fumée. Elle y avait pourtant cru dur comme fer.
Où se cachait sa donneuse ? Elle n’était ni dans les faits divers ni dans les affaires criminelles. Restaient les accidents vasculaires cérébraux et les ruptures d’anévrisme, qui concernaient presque la moitié des dons d’organes. Si la femme qui appelait à l’aide dans ses cauchemars était de ceux-là, alors Camille n’avait aucune chance de la retrouver.
Et pourtant… Camille songea aux faibles pourcentages qui l’accompagnaient depuis sa naissance. Aux coïncidences qui jalonnaient son destin, toutes plus étranges les unes que les autres. Elle se dit que la mort de sa donneuse devait faire partie des cas particuliers, inhabituels.
Et chiotte, se dit-elle finalement, résignée.
La jeune femme s’enfonça dans le fauteuil, déçue, lassée de s’acharner ainsi, jour après jour. À quoi bon, de toute façon ?
Boris se présenta dans l’heure qui suivit, douché, changé, avec un thé sans sucre et un café.
— Tu as fini ?
Camille acquiesça.
— J’ai fermé tous les accès. Merci encore.
Elle prit le gobelet qu’il lui tendit, fatiguée. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit, l’oreille dans les coussins pour mieux entendre les battements du cœur. Toute la nuit, il avait pompé régulièrement, sans sursaut, mais parfois, Camille avait eu du mal à percevoir son souffle. Elle s’était alors redressée, haletant, les deux mains sur la poitrine, avec l’impression d’étouffer.
Un véritable enfer au fond de son lit.
Boris ne posa aucune question et enchaîna sur leur affaire :
— Alors, tu as une théorie sur l’ADN d’un type qui s’est pendu six mois plus tôt et qu’on retrouve sous les ongles de notre victime ?
— Je dois t’avouer que sur ce coup-là, je cale.
— J’ai peut-être une solution. J’ai fait quelques recherches à partir de son état civil. Il était fils unique, mais il avait peut-être un jumeau caché. Les jumeaux ont le même ADN. Ça pourrait fonctionner, non ? C’est la seule explication plausible que je voie.
Camille prit un air moqueur :
— Pourquoi pas des cellules de peau congelée qu’on viendrait glisser sous les ongles avec une pince chirurgicale pour nous embrouiller ? Laisse tomber le coup des jumeaux. On a beau retourner le truc dans tous les sens, il faut admettre que pour le moment c’est incompréhensible.
Boris vida son café d’un trait.
— Dans ce cas, je crois qu’une petite visite s’impose. J’ai le nom du docteur qui a dressé l’acte de décès de Blier. C’est Arthur Souvillon, il bosse à l’IML de Lille. Je l’ai joint sur son portable. Il est justement à l’institut en train de se farcir une autopsie.
Elle lui sourit, thé à la main.
— Les cadavres se fichent des jours de congé. On y va ?
Boris lui rendit son sourire.
— J’aime les 15 août comme celui-là.
Une demi-heure plus tard, la Clio de Boris se garait sur le petit parking quasiment vide de l’Institut médico-légal de Lille, en bordure du CHR. La jeune femme connaissait l’immense centre hospitalier par cœur, elle y avait passé son enfance et une bonne partie de l’année précédente. Elle pouvait identifier chaque bâtiment : cet IML où elle venait de temps en temps avec Boris pour assister aux autopsies, l’hôpital psychiatrique juste en face, la crèche, l’hôpital-prison, le service de cardiologie, un peu plus loin. C’était ça, sa vie, son terrain de jeu. Elle aurait tellement préféré avoir des paysages de mer ou de montagne en guise de souvenirs !
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