— Pour tout vous dire, c’est toujours moi qu’on appelle sur des pendaisons, parce que j’ai des compétences en droit de la santé et que je bosse, en plus de mes activités de médecin légiste, avec le centre de coordination des greffes de Lille. J’interviens partout où il y a des morts violentes qui peuvent aboutir à un don d’organes. Les morts par pendaison ou par balle sont des candidats à ne pas négliger, ils représentent plus de douze pour cent des donneurs. Toute la chaîne d’intervention post mortem, y compris le légiste, est sensibilisée au don d’organes.
Camille trouva curieux qu’il lui parle de don d’organes. Elle n’avait rien à faire entre ces murs, et pourtant elle s’y trouvait. Y avait-il un signe quelconque du destin, encore une fois ? Suivait-elle un chemin invisible qui allait la guider vers ses réponses ? C’était si troublant.
Les faibles pourcentages , pensa-t-elle . Le hasard, les coïncidences qui me poursuivent depuis toute petite…
Le médecin consulta de nouveau son ordinateur et lança un logiciel que la jeune femme connaissait trop bien : Cristal. Elle se pencha un peu plus, mais le spécialiste tapa son login et son mot de passe sans qu’elle puisse les voir.
— Vous avez accès au logiciel de coordination des greffes ? demanda-t-elle. Ici, à l’IML ?
— Un accès restreint, oui, parce que je travaille en étroite collaboration avec l’agence nationale de biomédecine basée à la Plaine Saint-Denis. Mais je peux uniquement obtenir des informations sur les donneurs que j’ai traités. Je ne sais pas où partent les organes ni qui les reçoit… C’est très verrouillé, et anonyme. Juste des codes-barres.
Rien de nouveau sous le soleil , songea Camille. Une fois dans le programme, Souvillon saisit quelques critères de recherche et finit par cliquer sur le nom de Ludovic Blier. Une fiche complexe s’ouvrit, comportant des termes médicaux et des numéros.
— Voilà… Notre pendu n’avait plus de proche famille, il n’y avait personne pour s’opposer au prélèvement d’organes. Il faut savoir que, en matière de dons, qui ne dit mot consent. En d’autres termes, en France, nous sommes tous des donneurs d’organes potentiels, sauf si nous nous inscrivons de notre vivant sur le registre national des refus. Ce n’était pas le cas pour Blier. Nous, on fait tout pour contacter la famille, afin qu’ils prennent l’ultime décision. Mais si personne ne se manifeste, on agit.
Il parcourut la fiche avec attention.
— Je constate que l’équipe de coordination lui a prélevé les reins, les poumons, le cœur, le foie. Bref, la totale. (Il cliqua.) Voilà ce qui m’intéresse, les tissus… Prélèvement des cornées, des têtes fémorales, des os massifs, et, surtout, de la peau du dos, de l’arrière des cuisses et des bras… Tous ces éléments partent en général à la banque de tissus qui se trouve sur le CHR, en vue de greffes à plus ou moins long terme.
La connexion se fit immédiatement dans la tête des gendarmes : la greffe de peau. Camille s’en voulait de ne pas avoir trouvé la solution d’elle-même, car elle était plus que concernée. La greffe… La greffe était la clé de leur problème insoluble d’ADN.
— Celui qui a assassiné Arnaud Lebarre aurait été greffé avec la peau du pendu, annonça-t-elle en fixant Boris. C’est pour cette raison qu’on a retrouvé l’ADN de Blier sous les ongles de notre victime.
Le médecin acquiesça.
— C’est la seule solution que je voie, en effet. De manière générale, lors d’une greffe de peau, on utilise le propre épiderme du patient : on lui prélève des morceaux de peau restés intacts pour réparer les zones endommagées. L’autogreffe évite les rejets. Mais, dans certains cas, la surface de peau intacte n’est pas suffisante.
— Ça concerne les grands brûlés, non ? demanda Boris.
— Principalement, oui. Il faut aller vite, on n’a pas le temps de mettre la peau du blessé en culture. Alors, on lui greffe celle provenant d’un donneur, mais il ne s’agit que d’une solution temporaire. En général, avant que le rejet se manifeste, au bout de quelques semaines, on regreffe la propre peau du patient qu’on a eu le temps de faire croître en culture, en laboratoire.
Il ferma son logiciel. Boris essaya de s’imaginer un type au visage et au corps brûlé, rapiécé de part en part avec les morceaux d’épiderme de Blier. Leur assassin avait peut-être subi ce genre de traumatisme… Un ancien grand brûlé…
— Cela pourrait expliquer les deux ADN retrouvés sous les ongles, fit-il.
— Exactement. Il y avait sûrement encore, dans les couches épidermiques du corps de votre assassin, de l’ADN de son donneur, notre pendu en l’occurrence. Vous avez eu affaire à ce qu’on appelle une chimère, en référence au monstre mythologique : un même individu, avec deux ADN distincts à certains endroits du corps.
Camille garda le silence, elle n’avait jamais vraiment réfléchi à cette histoire de chimère. N’en était-elle pas une, elle aussi ? Le cœur dans sa poitrine possédait un ADN différent du sien. Et c’était pour cette raison que son organisme luttait farouchement contre lui, qu’il le rejetait.
Plongée dans ses pensées, elle laissa Boris prendre les devants.
— Il suffit de savoir à qui a été greffée la peau du pendu, dit Boris, et on tiendra notre assassin. Je sais que votre logiciel peut faire ce genre de choses : relier le donneur et le receveur.
— Oui, il peut, mais je n’ai pas les droits pour lancer une requête. Comme je vous l’ai dit, mon accès à Cristal est très restreint, je ne connais jamais l’identité des receveurs. Mais dans le cadre d’une enquête judiciaire, la démarche que vous devez suivre est relativement simple.
Il prit un papier, un crayon et nota un nom ainsi qu’une adresse.
— Faites une demande d’autorisation auprès du juge qui gère votre dossier, transmettez-la par fax ou mail certifié au directeur de l’agence de biomédecine dont je vous ai noté les coordonnées, à La Plaine Saint-Denis. Dans le cadre de la procédure judiciaire uniquement, il fera sauter le verrou de l’anonymat et établira le lien entre donneur et receveur. Et vous connaîtrez alors le nom de votre assassin.
Boris récupéra la feuille et se leva, satisfait, tandis que Camille restait immobile.
— Je ne pensais pas que nous avancerions autant en venant ici.
— Ravi de vous avoir aidé. Votre cas est bien tordu, je le garde en tête. C’est toujours intéressant, ce genre d’anecdote, pour les étudiants en médecine, voire en criminologie.
— Camille ? Tu viens ?
La jeune femme ne bougeait pas, les yeux dans le vide. Avec ces histoires de chimères, elle venait d’apercevoir une voie qu’elle n’avait jamais explorée jusque-là.
La voie la plus évidence qui soit, et qu’elle avait eue sous les yeux depuis le début.
Celle qui, peut-être, lui donnerait enfin l’identité de son donneur.
10 heures du matin.
Bureau exigu de Bellanger, dans les combles du 36, quai des Orfèvres. Des cigarettes écrasées dans un cendrier. Rien de personnel sur les murs. Ni photos ni souvenirs. Des persiennes baissées pour limiter la chaleur. Les rayons du soleil striaient le visage grave et fatigué du chef de groupe qui venait de découvrir le contenu de la boîte à chaussures.
Ça lui avait mis comme un coup derrière la tête.
Un peu en surplomb, un ventilateur brassait un air usé, lourd, qui ne rafraîchissait plus rien. Le capitaine de police se massa longuement les tempes.
— Douze filles, putain.
Il fixa Sharko, le visage grave, et se leva. À certains endroits des combles, il devait se baisser.
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