— Je m’en fiche.
— Toi, tu t’en fiches ?
Boris la regarda d’un air perplexe. Elle avait décidément de drôles de réactions depuis quelque temps. Elle l’aida à ôter des poids de ses barres.
— Écoute Boris, j’ai une dernière chose à te demander.
Après avoir vissé le bloqueur, elle lui tendit le papier qu’elle avait apporté. Le gendarme le considéra et fronça les sourcils.
— Un profil génétique. Tu veux que…
— … que tu jettes un œil dans le FNAEG, oui. Pour voir si ce profil nous ressort une identité précise.
Le lieutenant s’assit sur son banc, le papier entre les mains.
— Alors c’est ça qui t’a perturbé à l’IML, et dont tu m’as parlé dans la voiture : l’histoire de la chimère… T’as maintenant l’idée de passer par le FNAEG pour retrouver ton propre donneur, c’est bien ça ?
— Je pense plutôt qu’il s’agit d’une femme. Des millions d’individus sont fichés là-dedans. Un enregistrement ressortira peut-être ?
— Peut-être ou peut-être pas.
— Faut essayer.
— Mais tu sais ce que ça implique si on trouve une correspondance ? Que ta donneuse a commis une infraction qui peut aller jusqu’au meurtre.
— On prélève aussi l’ADN des personnes disparues ou de leurs proches, des cadavres non identifiés, ou de suspects qui ne sont pas forcément coupables. Même le nôtre en fait partie puisqu’on se rend en permanence sur des scènes de crime et qu’on les contamine. Il n’y a pas que des personnes mauvaises, dans ce fichier.
Boris secoua la tête.
— Non, pas que. Disons quatre-vingt-quinze pour cent.
— Justement, il reste cinq pour cent. Et je suis abonnée aux faibles pourcentages.
— Écoute Camille, il vaut peut-être mieux arrêter, laisser ces portes-là fermées… Je ne veux pas faire ça.
Camille lui reprit sèchement le papier des mains.
— Merci de ton aide. On se voit dans quinze jours. Si tout va bien.
Elle s’éloigna d’un pas rapide, en colère. Boris hésita. Il passa sa serviette en éponge autour de son cou et la rattrapa.
— Tu ne lâcheras jamais, hein ?
— J’irai au bout. Si ça ne fonctionne pas, je te garantis que je me rends à l’agence de biomédecine avec un flingue pour obtenir un nom. Je n’ai plus rien à perdre.
Boris était incapable de savoir si elle plaisantait ou non. Elle n’en avait pas l’air.
— Hormis ton job, certes, tu n’as plus rien à perdre. C’est incompréhensible, ton acharnement.
— Tu ne vis pas grâce à la mort d’un autre. Tu ne fais pas ces cauchemars. Et puis…
— Et puis quoi ?
— Rien.
Elle baissa les yeux. Il sourit. Un sourire craquant.
— Allez, suis-moi, on va aller lui faire la peau, à ton profil.
Ils entrèrent dans les locaux de la Section de recherches, remontèrent les couloirs déserts, grimpèrent à l’étage pour se retrouver dans le bureau de Boris. Normalement, il fallait l’accord du substitut du procureur pour consulter le FNAEG, mais Boris et ses collègues outrepassaient de temps en temps le règlement. Ils consultaient d’abord et récupéraient la requête du magistrat ensuite.
Le lieutenant se mit devant son ordinateur, tapa des codes et se connecta sur le serveur situé à Écully, près de Lyon. Camille lui posa une main sur l’épaule.
— Merci.
— Merci, ouais. J’ai horreur de ça, et j’espère que je ne fais pas une connerie. Donne-moi le profil.
Il rentra les données dans le logiciel, lança la recherche et lui tendit des pièces de monnaie.
— Ça mouline. T’as le temps d’aller te prendre un thé et pour moi, un Coca… Light s’il te plaît.
— Quelle orgie… Au fait, tu étais très plaisant à regarder dans l’effort. Tu dois avoir un cœur solide, parfaitement irrigué et musclé, et des ventricules qui carburent comme les soupapes d’une Corvette Daytona 1979. J’adore ce genre de carcasse !
Elle disparut, donnant l’illusion d’être détendue, mais c’était tout le contraire. Une vraie pile électrique. D’ici quelques minutes, le cœur malade allait peut-être se voir associer un visage, une identité. Le mystère des appels au secours serait levé.
Devant le distributeur, Camille se tordit soudain de douleur, comme si ses côtes se plantaient dans ses muscles. Elle s’appuya contre le mur, les deux mains sur la poitrine. Le sang pulsait, les battements cardiaques étaient assourdissants, pareils aux rythmes d’un tam-tam. Le cœur hurlait, se révoltait, en lutte contre ce ciment qui l’enrobait progressivement.
Le calvaire cessa au bout de quelques secondes. Camille se redressa avec difficulté, tout endolorie. Elle crut bien qu’elle allait de nouveau s’effondrer. Les pièces de monnaie avaient roulé au sol.
D’une main tremblante, elle les ramassa et sélectionna les deux boissons dans des machines distinctes. Peut-être aurait-elle dû être au volant de sa voiture et se fracasser contre un arbre, pendant la crise. Au moins, tout serait terminé.
Plus de souffrance, plus d’obsessions, plus de peur de mourir.
Elle prit une grande inspiration avant de retourner dans le bureau de Boris. Il était immobile face à son écran, la bouche mi-ouverte comme s’il venait de gober une mouche. Elle se figea.
— Tu as une réponse, c’est ça ?
Il acquiesça. La jeune femme s’approcha. Elle tremblait tellement que son thé déborda du gobelet et lui brûla la main. Elle manqua de le lâcher et le déposa en catastrophe sur le bureau, avec le Coca.
Elle allait enfin savoir.
— Qui est-ce ? Dis-moi.
— Tu t’es planté, ce n’est pas une femme. Ton donneur s’appelle Daniel Loiseau. Trente et un ans.
La jeune femme accusa le coup.
— Un homme, répéta-t-elle. Merde, j’étais persuadée que…
Elle se tut, pensive, tandis que Boris décapsulait sa canette.
— Et… qu’est-ce qu’il a fait de mal ?
— Rien. Il bossait au commissariat d’Argenteuil, banlieue parisienne… Abattu d’une balle en pleine tête lors d’une intervention qui semblait banale, d’après le PV que j’ai retrouvé. Un camé qui lui a tiré dessus. Tu connais la date, évidemment : le 27 juillet 2011, l’avant-veille de ta greffe.
Il soupira et lâcha :
— Ma grande, t’as le cœur d’un flic.
Jeudi 16 août 2012
Camille avait décidé de prendre la route très tôt le lendemain, à 6 h 30.
Dans son coffre, elle avait fourré quelques affaires pour les vacances : ses inséparables immunodépresseurs rangés dans leur semainier, son métronome, des livres, des shorts, tee-shirts, chaussures de marche, tongs taille 43, vêtements d’été, mais pas de maillots de bain. Elle détestait les plages.
Boris se chargerait de Brindille, il avait les clés de l’appartement et accès au stock de nourriture. Elle n’avait pas encore prévenu ses parents qu’elle risquait d’arriver plus tôt que prévu. Ça dépendrait de ce qu’elle apprendrait aujourd’hui.
Elle avait décidé de se rendre au commissariat d’Argenteuil. Elle avait rendez-vous à 9 h 30 avec un certain Patrick Martel, un collègue de Daniel Loiseau. Elle avait récupéré son numéro de téléphone en appelant le commissariat la veille, après s’être présentée en tant qu’adjudant de gendarmerie mais en donnant une fausse identité. Elle voulait agir incognito.
À Martel, elle avait dit bosser sur une affaire importante en rapport avec Loiseau. L’homme avait voulu en savoir davantage, mais Camille avait prétexté préférer lui parler de vive voix.
La jeune femme se sentait à la fois nerveuse et soulagée. Cette quête qu’elle menait depuis si longtemps avait enfin abouti : elle portait le cœur d’un lieutenant de police de trente et un ans. Un homme qui était mort dans l’exercice de ses fonctions. Qui avait sans doute laissé derrière lui une famille anéantie par sa disparition. Un horrible décès qui lui avait permis, à elle, de vivre, de continuer à respirer.
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