— Et toute la vie devant lui.
Camille voulut lui rendre la photo.
— Gardez-la, dit-il. J’en ai d’autres.
— Merci. Et Daniel n’avait pas de famille ?
— Sa mère était décédée quelques années plus tôt, et il ne côtoyait plus son père. C’est pour ça qu’il n’y a pas eu de problèmes pour le don d’organes, le vieux a dit : « Faites ce que vous voulez. » Vous vous rendez compte ? Presque personne de sa famille n’est venu à l’enterrement, hormis une tante ou deux. C’était bien triste.
Martel vida son gobelet et le jeta à la corbeille.
— Il n’avait pas de femme ni d’enfant. Tant mieux, finalement.
— Pas même de petite amie ?
— Niveau filles, c’était un célibataire pur et dur. Il avait un vrai blocage à ce niveau-là. Les femmes, il était incapable de les aborder, il bafouillait face à elles. On a bien essayé de le caser, mais il était trop timide. Pas fait pour ça, si vous voulez… Et puis je crois qu’il s’en fichait.
L’œil bleu sourit.
— Sacré coup du destin qu’une femme ait récupéré son cœur, et que ce cœur batte pour vous. D’une certaine façon, vous êtes mariés, tous les deux.
Camille acquiesça poliment, même si l’image la dérangeait.
— Il était petit, chétif, vous êtes grande et plutôt costaud, constata Martel. Ça n’a pas posé de problème de… dimensions de cœur ? Excusez-moi, je n’y connais rien et…
— Les hommes ont à la base un cœur plus gros que celui des femmes. Je suppose que cette différence a compensé la petite carrure de Daniel. Sinon non, le cœur n’a ni sexe, ni religion, ni couleur. Les médecins essaient juste de greffer des cœurs compatibles — il faut notamment le même groupe sanguin et un truc compliqué avec des antigènes — de personnes qui ont à peu près le même âge. On ne va pas donner un cœur de soixante ans à un jeune de vingt ans, en gros. Même des organes de personnes malades — VIH, hépatite — peuvent sauver d’autres personnes atteintes des mêmes pathologies et en attente d’une greffe. Daniel avait un groupe sanguin aussi peu répandu que le mien, c’est pour ça que ça a… fonctionné. Ça répond à votre question ?
— Parfaitement. C’est… admirable.
— Et sinon, Daniel vivait dans le coin ?
— Il habitait un petit appartement ici même, à Argenteuil. Son père l’a revendu quelques semaines après sa mort, à ce que j’en sais. Ce vieux con n’a pas perdu de temps.
Camille avait tant et tant de questions à poser. Elle essaya de se concentrer sur l’essentiel.
— Et au travail, il était comment ?
— Assez acharné, je dois dire. Il aimait aller au bout des choses, il ne lâchait rien et faisait toujours partie des derniers à sortir du bureau. Il ne comptait pas ses heures. C’est pour cette raison que ça m’a fait un choc quand il a annoncé qu’il partirait. Ce métier, il l’aimait bien.
Camille observa de nouveau la photo. Sa main tremblait un peu, tant elle était émue. Daniel l’invitait à la rencontre, de ses grands yeux intrigants. Il lui souriait, l’appelait.
— Il était impulsif ? Ça lui arrivait de s’énerver pour un rien ?
— Assez, oui. Disons qu’il ne fallait pas marcher sur ses plates-bandes.
— Il fumait des Marlboro Light, paquets de quinze ?
Le lieutenant de police se pencha vers l’avant.
— Non, des roulées. Pourquoi toutes ces questions bizarres ?
Camille éprouva une petite déception.
— J’ai eu moi-même envie de fumer des cigarettes, il y a quelques jours. Pourtant, j’ai horreur de l’odeur du tabac, et je n’ai jamais fumé de ma vie.
Martel resta muet quelques secondes.
— Qu’est-ce que vous essayez de me dire ?
— Que, malgré cette différence de marque, j’ai l’impression d’avoir des sensations, des envies et des souvenirs qui lui appartenaient.
— Merde. Ça alors.
Camille décida que c’était le moment de se confier à cet inconnu. Elle n’avait pas vraiment le choix.
— C’est aussi pour cette raison que je suis venue vous voir. Depuis quelque temps, je fais un cauchemar récurrent. Je vois une jeune femme d’une vingtaine d’années, qui semble retenue prisonnière, et qui appelle à l’aide.
Le lieutenant de police se recula sur son siège.
— Vous… Vous seriez en train de voir certaines choses par les yeux de Daniel ?
— Par son cœur, plus précisément. Je sais, c’est dément, abracadabrant, tout ce que vous voulez, et en temps normal je serais bien la dernière à y croire. Mais aujourd’hui je suis ici, face à vous, à me confier… Et j’ai besoin de comprendre.
— Vous pensez que ça aurait un rapport avec l’une de ses affaires ? demanda-t-il.
— Je crois, oui. Cette femme, c’est à moi qu’elle s’adresse. Et donc à Daniel.
Martel réfléchit :
— Daniel bossait à la Crim. Les meurtres, c’était son quotidien. Des cadavres, il en a vu. Il en a traité, des sales affaires, depuis qu’il travaillait ici. Difficile de vous en dire davantage avec les éléments que vous me donnez. Vous n’avez rien de plus précis ? Sur l’endroit où cette fille apparaît, par exemple ?
— Non. J’ai (Camille ferma brièvement les yeux) le visage de cette fille devant moi. Elle est jeune, jolie, longs cheveux noirs, yeux noirs. Elle est typée, on dirait une Rom, une Tsigane, dans ce genre-là. Et…
— Attendez. Une Rom, vous dites ?
Il avait réagi au quart de tour, ses pupilles s’étaient dilatées. Camille sut sur-le-champ qu’elle tenait quelque chose.
— Ça vous parle ?
— Oui. C’est une étrange affaire, qui doit remonter à… au moins deux ans. Pour des raisons d’effectifs et d’organisation à ce moment-là, Daniel a été placé sur une enquête concernant des cambriolages qui s’étendaient sur Argenteuil et les villes adjacentes. Attendez deux minutes, je reviens.
Il sortit en vitesse. Camille manipulait son gobelet vide, nerveuse. C’était comme si, d’un coup, sa route s’éclairait. Elle savait pourquoi elle s’était acharnée depuis le début, pourquoi elle était ici et où elle allait.
Elle allait obtenir ses réponses.
Martel revient et posa un dossier devant lui.
Il fixa Camille d’un air grave.
— À mon tour de vous demander de promettre que ce que je vais vous raconter ne sortira pas d’ici.
Une boule d’angoisse au fond de la gorge, Camille acquiesça sans desserrer les lèvres, sondant l’œil marron, puis le bleu.
— Très bien, fit Martel. Voilà devant moi quelques éléments de l’affaire. Dans mon souvenir, les habitations étaient visitées en journée. Les voleurs, ou plutôt les voleuses, n’emportaient que les bijoux, rien d’autre. Les cambriolages de ce type — effraction au tournevis en passant par l’arrière des maisons, vol de bijoux uniquement — se sont arrêtés durant l’été 2010, il y a donc bien deux ans. Le dossier fait penser à un réseau organisé, venant des pays de l’Est. Depuis un moment, les Géorgiens, Albanais, Moldaves, Tchétchènes prennent notre pays pour un terrain de jeu. Les cambrioleuses n’étant que des petites mains sous l’emprise d’un ou plusieurs chefs de clan. À partir de cet été-là, quand tout s’est arrêté, il n’y avait plus aucune piste à suivre. On s’est dit que le réseau qui opérait avait mis les voiles ou était passé à autre chose. Le dossier est sorti des priorités, le groupe qui travaillait dessus a été dissous au bout de quelques semaines.
Il fouilla dans les pages et en piocha des photos qu’il tendit à Camille. On y voyait une femme qui sortait d’une maison, un sac de sport à la main. Sur d’autres clichés, une voleuse différente, en train de forcer le système de fermeture d’une véranda. Des rues de quartiers résidentiels, bordées de voitures. Sur l’une d’elle, une femme traversait en courant. Les cambrioleuses étaient jeunes et avaient les traits typés, comme la femme de son rêve.
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