— Regardez bien les expressions glaciales des observateurs, leurs yeux inquisiteurs orientés vers les entrailles du cadavre, expliqua-t-il. Il y a comme une forme de jouissance secrète là-dedans, une satisfaction à braver l’interdit. Ces hommes ne sont pas n’importe qui, voyez leurs vêtements, leurs traits soignés, leur élégance.
— Des médecins ?
— Oui. Des privilégiés qui partagent un moment rare, c’est certain. L’un agit en maître d’œuvre, les autres sont attentifs et aimeraient peut-être aussi plonger leurs mains dans les entrailles. Notez, l’endroit dans lequel ils se trouvent est sombre, secret. Je crois qu’il s’agit là de gens qui ont le pouvoir, qui s’offrent l’interdit. À votre avis, à quoi pensait Macareux en s’endormant ou en se tripotant face à ce tableau ?
Il garda le silence un temps, se dirigea doucement vers la fenêtre. En contrebas, le Seine, le Pont-Neuf. Paris rayonnait comme un diamant sous le soleil.
— Il croyait peut-être avoir autant de pouvoir qu’eux ? proposa Bellanger.
Sharko se retourna et revint vers l’ordinateur.
— Sans doute, oui. Le pouvoir… « Nous sommes ceux que vous ne voyez pas, Parce que vous ne savez pas voir. » Il y a de la condescendance dans ce message, du mépris. L’expression d’un pouvoir, comme tu dis. « Nous » se surestime, se croit supérieur aux autres. D’un autre côté, « nous » appartient forcément au commun des mortels, fait partie de notre quotidien. « Nous » n’est pas un marginal, il n’exprime pas forcément sa différence, sinon, nous le verrions.
Il pointa son index vers le cadavre.
— Seconde partie du message : « Nous prenons sans rendre. La vie, la Mort . Sans pitié. » Vous vous souvenez de la majuscule à « Mort », et non à « vie » ?
— Ça ne m’avait pas marqué, fit Levallois.
— C’est pourtant primordial. Il n’a pas de respect pour la vie, par contre, il en a pour la mort. Comme sur le tableau. Ces gens prennent la mort, elle a quelque chose de fascinant pour eux, ou alors d’effrayant, et c’est pour cette raison qu’ils essaient de la comprendre, de l’apprivoiser par l’intermédiaire de leçons d’anatomie.
Il se dirigea vers le tableau blanc et nota
dans un coin.
— Ces cercles, en fin de message, sont une signature. Ce ne sont pas des initiales comme au bas des dessins trouvés dans la boîte à chaussures. C’est un symbole. Peut-être celui de l’appartenance à un groupe, à un clan. Ça confirme l’hypothèse que nous avons affaire à plusieurs individus, unis par… quelque chose qu’ils partagent, ou des affinités qui leur ont permis de se découvrir, de se rassembler. Il faudrait faire des recherches sur ce symbole.
— Difficile parce qu’il n’y a rien de concret à saisir dans les moteurs de recherche mais je vais essayer, fit Robillard.
Sharko retourna s’asseoir pour boire son café en silence, l’œil rivé vers le tableau blanc et ses différentes notes. Ses trois coéquipiers vinrent le rejoindre.
— Et donc, tu penses qu’ils sont plusieurs à avoir enlevé ces filles ? demanda son chef.
— Non. Je crois que ces enlèvements appartiennent à Macareux, et rien qu’à lui. Cette maison, cette carrière, c’était son petit endroit secret, son repaire, le cocon où ses fantasmes pouvaient s’exprimer. Il ne partageait avec les autres que par l’intermédiaire de la caméra, je pense.
Sharko réfléchit.
— Sinon, niveau ADN, empreintes et tout le toutim, la Scientifique a quelque chose, que ce soit dans la carrière ou la baraque ? demanda-t-il.
— Rien pour le moment, mais ils cherchent encore. D’ailleurs, ils vont passer le jardin et les environs au crible, avec des chiens et du matériel de détection, pour voir s’il n’y a rien d’enterré là-dessous. Si ces filles sont mortes, les corps sont forcément quelque part. Onze cadavres, ça laisse des traces. Il va falloir très vite quelqu’un de chez nous sur place. Après la réunion, tu retourneras là-bas et tu prendras en charge la coordination, Jacques, OK ?
Levallois acquiesça, Bellanger poursuivit :
— Mis à part tout ça, on a une piste sérieuse. Ça concerne le contenu de l’un des sachets en plastique que tu as trouvés sous le plancher, Franck.
On aurait pu entendre une mouche voler. Le capitaine de police sortit des photos de sous le paquet de feuilles.
— Là, il faut s’accrocher.
Il poussa un cliché vers ses subordonnés. La photo circula de main en main. Dessus, un gros plan sur le portefeuille. Les traits de Nicolas Bellanger se crispèrent.
— C’est de l’artisanal, du fait main.
Il avait lâché ça d’une voix blanche, ses mots étaient lourds de sens. Robillard leva deux yeux sombres.
— Du fait main… T’es quand même pas en train de nous dire…
— Il est fabriqué à base de peau humaine tannée et d’intestins pour les coutures.
Les hommes se regardèrent, stupéfaits. Robillard, toujours prêt à sortir une blague, gardait cette fois un visage impassible.
Bellanger reprit son souffle et poursuivit :
— L’analyse ADN a révélé la présence du chromosome X. Autrement dit, ce portefeuille a été fabriqué à partir… de la peau d’une femme.
— Bon Dieu, souffla Sharko.
Le lieutenant peina à s’imaginer la scène. De pauvres victimes couchées, peut-être encore vivantes, qu’on écorchait et éviscérait. Il se rappela les propos sur l’enregistreur numérique, ces ignobles « recettes de cuisine » exposées par le tueur.
— Celui-là, il est en bonne place pour figurer dans notre top, ne put s’empêcher d’ajouter Robillard.
— Et dans une poche intérieure sont gravées les initiales CP. Celui qui a fait ça a laissé sa marque.
— Il n’a pu s’empêcher de signer… Comme pour les dessins.
— Sauf que ce sont deux personnes différentes, précisa Sharko. PF pour les dessins, CP pour le portefeuille. C’est dément.
— Nouvelle preuve qu’ils sont plusieurs, continua Bellanger. Les dents aussi appartiennent à une femme. Ou plutôt, des femmes. On a quatre ADN distincts, et différents de celui du portefeuille.
À chaque seconde, les quatre hommes sombraient un peu plus dans l’horreur. Ils avaient déjà eu de sales affaires à gérer, mais celle-ci s’annonçait terrible. Nicolas Bellanger termina son café en silence, puis poussa d’autres photos. Gros plans sur les rognures d’ongles, les cheveux, les dessins trouvés dans la boîte.
— Voilà à présent le point d’orgue de nos découvertes, j’aime autant vous dire que les machines et les fichiers ont mouliné depuis hier, et qu’on a monopolisé toutes les ressources des labos. On a analysé ces rognures d’ongles et ces mèches de cheveux. Ils appartiennent à la même personne, un homme en l’occurrence. J’ai fait tirer un profil ADN que j’ai soumis au FNAEG, il y a une heure à peine. On a obtenu un enregistrement. Une identité. Je sais qui est le PF qui a signé les dessins.
— Qui c’est, ce fils de pute ? s’énerva Robillard, saisissant son gobelet vide d’une main ferme.
— Pierre Foulon.
Le nom claqua dans toutes les têtes. Pierre Foulon, tueur en série, auteur de sept meurtres. Sept jeunes femmes qu’il avait kidnappées, tuées, dépecées et mangées en partie. Une véritable figure du Mal. On connaissait bien l’individu, dans les locaux, parce qu’il avait été interpellé par le « groupe Lemoine », une équipe du 36 installée dans les bureaux voisins.
Le tueur croupissait depuis cinq ans à la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré, sur l’île de Ré. Condamné à perpétuité avec une sûreté de trente ans.
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