Ce portrait-là, celui de Rémi Lombes, n’était pas destiné à un reportage pour un magazine. Camille était tombée dessus en tapant « Mickaël Florès » sur Google, et elle avait été reprise sur divers blogs ou sites consacrés aux tueurs en série. Florès avait photographié plusieurs de ces monstres, créant ainsi une macabre collection qu’on pouvait consulter sur son site. Les photos disaient bien plus qu’un long discours.
Presque nauséeuse, elle interrompit ses recherches — elle y reviendrait plus tard si nécessaire — et but une gorgée d’eau tiède, des images sombres plein la tête.
Des tueurs en série, des bourreaux, des exécuteurs… Dans quel merdier avait-elle mis les pieds ?
Dans les minutes qui suivirent, elle ne put s’empêcher de parcourir le dossier des cambriolages. D’un œil expert, elle tourna rapidement les pages, allant à l’essentiel. La série avait commencé en janvier 2010, pour s’arrêter en août 2010. Vingt-six cambriolages en huit mois sur Argenteuil et les villes adjacentes, rien que ça. Chaque fois, de belles demeures sans système d’alarme, un moyen simple de pénétrer par l’arrière, une opération éclair, où l’on n’emporte que les bijoux et l’argent. Des flics impuissants. Des propriétaires harassés, apeurés, à bout.
Les prélèvements d’empreintes digitales effectués sur les lieux fournissaient un indicateur précieux : ils montraient que certains individus avaient agi à trois ou quatre reprises, dans des endroits complètement différents : la côte d’Azur, la Bretagne, le nord de la France. Des itinérants… Des voleurs — ou voleuses, en l’occurrence — professionnels, experts, qui voyageaient en groupe, ne se faisaient jamais prendre, parce qu’ils étaient mobiles. Et n’embarquaient dans les demeures que le strict nécessaire. Les cambriolages devaient durer, grand maximum, dix minutes.
Camille se focalisa sur les photos tirées par Daniel Loiseau, que Martel lui avait photocopiées. Le lieutenant de police était en embuscade, planqué le long d’une rue. Il avait photographié des voitures, des maisons, des filles qui intervenaient. La jeune femme l’imagina suivre ces voleuses discrètement, comprendre à qui elles remettaient leur butin, saisir le fonctionnement du réseau qui s’était installé du côté d’Argenteuil…
Daniel Loiseau avait sans doute tous les éléments pour résoudre cette grosse affaire.
Alors, encore une fois, pourquoi avoir gardé le silence ?
Avant de redémarrer, Camille en profita pour enfiler une tenue décontractée, contorsionnant son mètre quatre-vingt-trois dans sa voiture : pantalon corsaire en toile bleue, tunique assortie, claquettes à boucles. Elle n’avait fait qu’effleurer l’univers de Loiseau et du photographe, mais ce qu’elle avait découvert lui avait glacé le sang. Le lieutenant Martel avait raison : qu’est-ce que Mickaël Florès était allé faire dans leur petit commissariat d’Argenteuil ? Lui, un type qui parcourait le monde et en rapportaient des images chocs après des semaines d’investigation ? Lui qui traquait les tueurs, les bourreaux, les pervers ? Pourquoi cet intérêt pour Daniel ?
Camille fit de nouveau une recherche sur Internet, pour se rendre compte que, à partir de la fin 2009, Mickaël Florès n’avait plus donné aucun signe de vie. Plus de reportage, plus de photo publiée. Il semblait avoir disparu de la circulation, et les fidèles qui suivaient son travail sur le Net s’interrogeaient.
Peut-être menait-il une enquête secrète, personnelle ?
De plus en plus, la jeune femme se sentait prise dans un étau glacial. Elle avait peur de ce qu’elle allait découvrir.
Peur de la vérité.
Elle fixa le portrait de Daniel réalisé dans la cour du commissariat. Ce sourire qui paraissait tellement sincère. Ses pulsations cardiaques se firent plus fortes, Camille sentit le sang affluer dans sa tête. Comme si Daniel Loiseau lui-même réagissait par l’intermédiaire du cœur.
Camille en frissonna.
Son téléphone sonna et la sortit de ses pensées. Le numéro de sa mère…
La jeune femme décrocha et expliqua qu’elle était sur Paris, à mener quelques recherches pour une enquête, et qu’elle avait embarqué ses valises au cas où son travail se terminerait un peu plus tôt que prévu. Ses parents l’attendaient avec impatience. Avec la distance, le travail, les Thibault et leur fille ne se voyaient plus que trois à quatre fois dans l’année. Garrigue odorante contre mine de charbon noirâtre.
La jeune femme fut soudain traversée par une pensée sinistre : peut-être n’y aurait-il pas de prochaine fois.
Derniers sourires, dernières vacances, derniers regards…
— Faut que je te laisse, maman. Je te rappelle plus tard.
Elle raccrocha soudain et réprima une envie de pleurer. Tout était si violent, abrupt. Réussirait-elle à tenir le coup, là-bas ? À cacher le mal qui la paralysait de l’intérieur ? Comment leur mentir ? Comment faire comme si tout allait bien alors que, dans son corps, la guerre était déclarée ?
Puis il y avait Daniel Loiseau, intimement uni à elle. Et cette fille qui hurlait, suppliait dans sa tête… Tous ces mystères effrayants.
Au fond, elle se dit qu’il y avait peut-être une raison pour laquelle son organisme refusait le cœur.
Peut-être que ce n’était pas un cœur bon.
Camille quitta enfin l’autoroute du Soleil, prit la direction de Bois-le-Roi, puis Samois. Le GPS la guida à travers de belles routes ombragées, bordées d’arbres et de champs. Les demeures étaient grandioses, enfoncées dans une végétation qui commençait à subir les effets de la chaleur.
Après avoir traversé la ville, la jeune femme pénétra dans une partie plus populaire, avec des maisons en brique essaimées le long de la voie. Mickaël Florès habitait une demeure isolée, à l’orée de la forêt, avec un toit de chaume. Enfin, ce qu’il en restait : une bonne partie de la toiture avait été arrachée par la tempête. C’était impressionnant. Elle s’était écrasée dans le jardin en plusieurs blocs ou semblait avoir enfoncé la maison de l’intérieur.
Il était 10 heures. Camille se gara près de l’entrée bitumée et sonna plusieurs fois, sans obtenir de réponse.
— Oh ! Il y a quelqu’un ? Je dois vous parler, monsieur Florès !
Silence. Elle fit le tour de la maison, contournant les débris de toiture. Et si Mickaël Florès avait été blessé par la tempête ? Des parties de toit s’étaient affaissées et étaient tombées dans l’habitation. Elles avaient peut-être provoqué des effondrements de plafond.
Un bout de toit avait défoncé une partie de la véranda et fait exploser une vitre. Camille enjamba les morceaux de verre en un petit saut.
— S’il vous plaît ?
Sa gorge se noua lorsqu’elle pénétra dans la pièce. Elle se sentait gênée, mais hors de question de faire demi-tour à présent. Florès devait lui expliquer pourquoi il s’était intéressé à Daniel Loiseau.
Après avoir traversé la véranda, elle appuya du coude sur un interrupteur et pénétra dans un vaste séjour sens dessus dessous. Des bouteilles d’alcool sur la table basse, l’une renversée sur le sofa. Des mégots partout, de la vaisselle sale. Mickaël Florès avait vécu terré comme une taupe, semblait-il.
Elle décida de monter à l’étage, histoire de s’assurer qu’il n’y avait vraiment personne. Salle de bains, bureau, première chambre : rien. Dans la seconde chambre, le plafond s’effritait, du plâtre jonchait le sol. Camille se précipita vers le fond du couloir et grimpa l’escalier qui menait au grenier. Cette nuit-là, Florès avait peut-être entendu la toiture craquer, il était monté et…
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