Ils grimpèrent les marches en silence. Sharko imaginait des enfants qu’on kidnappait, qu’on retenait prisonniers, qu’on opérait illégalement. Où pouvait-on se livrer à de tels actes ? Quels barbares jouaient avec tant de vies ?
Dans les couloirs du troisième étage, les deux flics croisèrent l’un des lieutenants qui enquêtaient sur la mort de Gloria. Il portait deux gobelets remplis de café et se dirigeait vers un bureau au pas de course.
Sharko l’interpella :
— Du neuf pour mon affaire ?
— Carrément. On tient quelqu’un.
Lucie avait galéré pour sortir d’Albuquerque dans la bonne direction et retrouver la Southern Road . Il était presque midi, elle crevait déjà — et encore — de faim mais n’avait pas pris le temps de déjeuner. Il fallait foncer, aussi n’hésita-t-elle pas à exploser les limitations de vitesse autorisées. Dès que l’agglomération fut loin derrière, la circulation diminua drastiquement, les immeubles laissèrent place à un décor de western, avec ses teintes si particulières qui tournaient au rouge sombre sous la lumière rase d’hiver.
Comme indiqué sur le plan, Lucie changea plusieurs fois de direction, jusqu’à chercher avec attention celle indiquée aux alentours du kilomètre quarante, sans en trouver le panneau. De nombreuses voies de terre battue et de gravillons s’enfonçaient vers le paysage de plaines arides, de rochers impressionnants, et elles se ressemblaient toutes. Lucie l’avait-elle dépassée sans s’en rendre compte ? Elle s’arrêta sur le bas-côté, indécise. Personne, pas une voiture, pas une boutique, pas une pompe à essence. Elle décida de poursuivre sa route. En griffonnant, peut-être Hill avait-il commis une erreur d’appréciation ?
Après une dizaine de minutes à rouler encore vers l’ouest, Lucie manqua de faire demi-tour lorsqu’elle vit enfin la pancarte dévorée par la rouille, posée contre un piquet de bois : Rio Puerco Rock. Il fallait suivre cette direction, d’après les indications du rédacteur en chef. D’un grand coup de volant, elle s’enfonça alors dans ce paysage lunaire.
Plus loin, elle aperçut les premiers cactus, tandis que les parois de grès rose se dressaient en un labyrinthe muet. David Hill avait dit : « Toujours à droite pendant au moins vingt minutes, jusqu’au rocher en forme de tente indienne. Après, encore deux kilomètres, vers la gauche, je crois. »
Je crois… Lucie roula encore longtemps et commençait sérieusement à désespérer quand elle aperçut le fameux rocher. Elle le doubla par la gauche, puis vit enfin de la tôle briller sous le soleil. Elle plissa les yeux.
Sur l’horizon déchiqueté, une caravane et une voiture.
À qui appartenait le véhicule ? La propriétaire ou alors…
Lucie décéléra et se gara à une centaine de mètres, à l’ombre de pierres cisaillées qui semblaient tranchantes comme du corail. Elle consulta son téléphone : aucun signal réseau, rien d’étonnant dans un coin pareil. Dans le coffre, elle récupéra la manivelle démonte-pneu et la serra fort dans sa main, avant de foncer vers la caravane. En espérant que, cette fois, sa cheville allait tenir le coup.
Dos voûté, elle atteignit enfin l’arrière de la sommaire habitation, au toit recouvert d’un panneau solaire et d’une antenne. À même le sol s’amoncelaient une bonne trentaine de pneus, des carcasses de voitures, des bouteilles d’alcool à n’en plus finir, des bidons d’essence à demi remplis et des sacs-poubelles.
Des cailloux se mirent à rouler derrière elle. Dans un sursaut, Lucie se retourna et découvrit une famille de chiens de prairie, entre des broussailles. Quatre paires d’yeux ahuris qui l’observaient. Ces animaux ressemblaient à de gros écureuils qui se tenaient en position verticale, le cou bien tendu.
Elle souffla un coup et alors qu’elle allait reprendre sa progression, elle se trouva nez à nez avec le canon d’un fusil. L’arme vint buter contre son front.
— Tu bouges et t’es morte.
Une femme aux traits de vieille sorcière, aux longs cheveux gris et crasseux la dévisageait, l’air agressif.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Lucie avait l’impression de comprendre un mot sur deux. L’accent américain était à couper au couteau. Impossible de définir l’âge de la femme. Cinquante ans, mais elle pouvait en avoir dix de plus. Ses yeux étaient aussi noirs que des billes de graphite. La flic lâcha sa manivelle au sol et leva les mains en signe de paix.
— Eileen Mitgang ?
L’autre acquiesça, la bouche pincée. Lucie resta sur le qui-vive, tout se bousculait dans sa tête.
— Je veux vous parler de Véronique Darcin, elle est venue ici en octobre dernier. Vous devez m’écouter.
— Je ne connais pas de Véronique Darcin. Fiche le camp.
— Elle s’appelait en fait Valérie Duprès. Permettez au moins que je sorte une photo d’elle.
L’autre hocha le menton sèchement. Elle était grande et voûtée, avec de larges épaules couvertes d’un châle gris. Sa jambe gauche, d’apparence plus courte que l’autre, la faisait pencher sur le côté. La flic lui montra la photo et vit immédiatement qu’Eileen connaissait Duprès. Elle se lança alors dans les explications : le voyage de la journaliste dans divers pays du monde, sa disparition, l’enquête de police pour la retrouver. Mitgang parla dans un français plutôt bon.
— Pars d’ici. Je n’ai rien à dire.
— Un homme est sur vos traces. Il s’appelle François Dassonville, il a déjà tué à de nombreuses reprises et je pense qu’il est perdu dans ces montagnes. Il ne devrait donc pas tarder à débarquer ici.
— Pourquoi un tueur serait sur mes traces ?
— Tout a rapport avec ce que vous avez sûrement dit à Valérie Duprès. Vous devez me parler, m’expliquer ce qui se passe. Des enfants qui n’ont pas dix ans se font enlever et meurent, quelque part dans le monde.
— Des enfants se font enlever et meurent tous les jours.
— Aidez-moi à comprendre, je vous en prie.
L’ancienne journaliste jaugea l’horizon avec un œil à demi fermé. Ses mains se resserrèrent sur la crosse de son fusil.
— Montre-moi tes papiers.
Lucie les lui présenta et elle les scruta avec la plus grande attention puis s’écarta un peu.
— Viens à l’intérieur, nous serons plus en sécurité. Si ton type a un revolver et qu’il sait à peu près viser, il peut tirer de n’importe où.
Lucie suivit Eileen, qui se déhanchait à chaque pas comme un pantin désarticulé. Les deux femmes pénétrèrent dans la caravane. L’endroit était sommaire mais vivable, avec des rideaux ringards, un vieux canapé d’angle genre années 1960, en enfilade avec une kitchenette et la salle de douche. Les parois de tôle et une large baie vitrée arrière étaient tapissées de centaines de photos, enchevêtrées, superposées. De jeunes individus, des vieux, des Blancs, des Noirs. Tous ces visages qu’Eileen avait dû perdre de vue au fil des années, qui se résumaient aujourd’hui à des souvenirs crasseux.
Il y avait seulement deux fenêtres : la large baie en Plexiglas couverte de clichés qui empêchaient la lumière de passer et une petite ouverture rectangulaire, sur le côté.
— La route d’où je viens, c’est la seule pour accéder ici ? demanda Lucie.
— Non. On peut arriver de partout, c’est ça le problème.
Eileen décrocha hâtivement quelques photos de la baie de manière à créer un point d’observation, puis se tourna vers Lucie.
— Valérie Duprès, tu dis ? Elle s’est bien fait appeler Véronique Darcin en venant ici. La garce, elle m’a piégée, elle s’est fait passer pour une baroudeuse, avec son sac à dos et sa tente.
Читать дальше