Elle soupira tristement, cette histoire lui collait encore à la peau. Elle tourna les yeux vers la photo du grand Noir, qu’elle avait décrochée.
— Elmer Breteen habitait Edgewood. Il est entré à l’hôpital en 1946 pour une blessure à la jambe, il en est sorti amputé deux mois plus tard. Il est décédé en 1947 d’une leucémie. Au Rigton Hospital du Nouveau-Mexique, sa fiche indique « HP NMX-9 ». Human product, New Mexico, 9 . Le neuvième produit humain de l’hôpital Rigton.
— Un produit humain ?
— On lui a injecté massivement du plutonium à son insu dans la jambe droite, dans le cadre d’expérimentations du programme top secret appelé Nutmeg, chapeauté par Paul Scheffer.
Lucie encaissa sans broncher cette nouvelle masse d’informations. Des cobayes humains. Certes, elle s’y était préparée, mais l’entendre de la bouche de cette vieille femme ajoutait une dimension à l’horreur.
Les yeux d’Eileen se perdirent dans le vague.
— De juin 1945 à mars 1947, cent soixante-dix-neuf hommes, femmes et même enfants, dont la plupart étaient atteints de cancers et de leucémies, mais pas tous, ont reçu des injections massives de quatre éléments radioactifs — le plutonium, l’uranium, le polonium et le radium — lors de séjours dans des hôpitaux qui participaient au programme Nutmeg. Aucune identité des patients n’a jamais été mentionnée dans les rapports, juste des descriptions physiques, des âges, des noms de villes.
Elle considéra la photo d’Elmer tristement.
— Retrouver l’identité d’Elmer Breteen à partir de ces données non nominatives dans les rapports n’a pas été facile, mais j’y suis arrivée. Edgewood, un grand Noir, costaud, avec une jambe amputée, décédé en 1947 : ces informations me suffisaient. Ce genre de recherche commence toujours dans les cimetières.
Elle sourit, les épaules basses. Ce sourire-là n’avait rien de joyeux, il marquait juste l’expression de profonds regrets et de souffrances intérieures.
— J’étais plutôt douée, non ? Après toutes ces années, j’ai encore les chiffres des expérimentations en tête. Comment les oublier ? Certains individus recevaient en une seule fois cinquante microgrammes de plutonium, soit plus de cinquante fois la dose maximale tolérée sur une vie par l’organisme. Des femmes enceintes y sont passées, des vieillards, des enfants aussi. Leurs échantillons d’urines et de selles étaient prélevés dans des bocaux, emballés dans des caisses en bois et expédiés dans des laboratoires de Los Alamos afin d’être analysés scrupuleusement. Des embryons ont été prélevés, disséqués, stockés. Certains patients sont morts dans leur lit dans d’horribles souffrances que l’on imputait à leur maladie, d’autres ont continué à vivre un an ou deux, comme Elmer, avant de décéder de cancers ou de leucémies induits ou amplifiés par les injections.
Elle secoua la tête, pensive. Tous ces vieux souvenirs étaient comme autant de flèches qui la transperçaient.
— La plupart du temps, les dépouilles non réclamées étaient livrées aux laboratoires pour étude. Le rapport 34 654 que j’ai dérobé présente le programme Nutmeg et suit l’évolution de trois de ces patients, dont Elmer, dans trois hôpitaux différents. L’un au Nouveau-Mexique, un autre au Texas et le troisième en Arizona. NMX, TEX, ARI.
Lucie ne trouvait aucun mot pour réagir. Elle imaginait des scientifiques en blouse qui préparaient les injections, mesuraient, analysaient, utilisant des êtres humains comme de vulgaires objets d’étude. Le tout dans des programmes encadrés, financés par le gouvernement ou l’armée. La monstruosité de l’homme n’avait décidément aucune limites dès qu’il s’agissait de pouvoir, d’argent, de guerre. Comme elle sentit ses pensées partir vers ses filles, elle secoua la tête et se concentra sur les lèvres d’Eileen, prenant un maximum de notes sur son petit carnet.
— … Le tout était de comprendre au mieux les effets de la radioactivité sur l’organisme, de développer des systèmes d’empoisonnement d’eau et de nourriture avec des matières radioactives, dans des buts militaires, d’analyser comment se comporteraient des soldats soumis à des rayonnements intenses. Le programme top secret est officiellement mort en 1947, en même temps que le démantèlement du projet Manhattan. Paul Scheffer avait alors quarante-trois ans et migra vers la Californie avec sa femme. Il devint l’un des plus grands spécialistes de la physique nucléaire au Radiation Laboratory de l’université Berkeley, et son fils unique, né sur le tard, a suivi sa voie. À vingt-trois ans, après la mort de son père, Léo Scheffer, le fameux fils, est devenu un éminent docteur en médecine nucléaire et a travaillé dans l’un des plus grands hôpitaux de Californie. Il poursuivit en parallèle des travaux de recherche sur la radiothérapie métabolique — le fait d’introduire une substance radioactive dans l’organisme, dans un but de guérison ou de traçage — et donna des cours à Berkeley. Il a marqué les esprits du monde scientifique en buvant, lors d’une conférence internationale qui s’est déroulée à Paris en 1971, un grand verre d’eau contenant de l’iode radioactive. Il promena ensuite sur son corps un compteur Geiger qui se mit à crépiter uniquement au niveau de la glande thyroïde. Il venait de démontrer le pouvoir fixateur de cette glande vis-à-vis de l’iode radioactive. Il n’avait alors que vingt-cinq ans.
Paris, les années 1970, une conférence. Lucie se rappela que Dassonville étudiait dans un institut de physique de la capitale, à cette période. Les deux hommes s’étaient peut-être rencontrés une première fois à ce moment-là, et avaient sympathisé.
Eileen termina son alcool comme du petit-lait et se versa un nouveau whisky. Ses mains tremblaient, le goulot cognait doucement contre le rebord du verre. Lucie s’interposa et l’empêcha de boire.
— Ce n’est pas prudent. Un tueur risque de débarquer ici et…
— Fiche-moi la paix, OK ?
— Vous n’avez pas l’air de bien vous rendre compte de la situation.
Elle repoussa vivement Lucie sur le côté.
— La situation ? Tu l’as vue, ma situation ? Tu veux la suite des explications ? Alors tu la boucles !
Elle serra son verre, le regard dans le vide, et s’enfonça dans un rocking-chair. Lucie était de plus en plus nerveuse.
— À voir le fils, j’avais l’impression de revoir le père, fit Mitgang. Cette folie commune, dans les actes et les yeux. Cette intelligence dangereuse, cette maladie de la science poussée à l’extrême. Je me suis alors intéressée de très près à lui. Je voulais aller au bout. C’était devenu une quête personnelle, une obsession qui m’a coûté mon job. Et bien plus.
Elle but.
— Je pourrais te parler de lui longtemps, mais je vais aller droit au fait. En 1975, du haut de ses vingt-neuf ans, Léo Scheffer finança le développement d’un centre pour jeunes handicapés mentaux, à quelques kilomètres de l’hôpital où il travaillait. Léo, le riche héritier et généreux bienfaiteur de l’humanité, venait de créer le centre « les Lumières ». Un endroit d’aide au placement, où chaque pensionnaire pouvait rester deux années maximum, le temps qu’on lui trouve un véritable foyer.
Elle parlait à présent avec dégoût et se noya dans son verre. Lucie lorgna par le trou dans la fenêtre, anxieuse. Le soleil du midi arrosait les rochers d’une lumière puissante, presque aveuglante. Ce désert de roches ressemblait au ventre du monde.
— J’ai découvert que, à cette époque, en plus de ses activités de chercheur et de médecin, Scheffer multipliait les allers et retours entre le MIT, au Massachusetts, et le laboratoire national d’Oak Ridge dans le Tennessee, où il avait ses entrées. J’ai réussi à interroger les intermédiaires de l’époque. Léo Scheffer allait là-bas pour se procurer du fer radioactif produit par le cyclotron du MIT, et aussi du calcium radioactif, par le programme radio-isotopes du labo d’Oak Ridge. Selon eux, il réclamait ces substances afin de mener ses études en laboratoire. Mensonge. Il allait utiliser ces matières hautement radioactives au centre des Lumières.
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