Elle haussa les épaules.
— Le centre des Lumières était intégralement géré par une société, mais, curieusement, c’était Scheffer en personne qui se chargeait de l’approvisionnement et du stockage de la nourriture. Il commandait en masse de l’avoine et du lait, notamment, que prenaient les pensionnaires au petit déjeuner.
Lucie tiqua. De l’avoine. Le message dans Le Figaro prenait toute son ampleur. Eileen continuait à parler :
— Pourquoi un chercheur de cette envergure se chargeait-il de l’approvisionnement et du stockage de la nourriture de son centre pour handicapés ? Vingt-cinq ans plus tard, j’ai pu parler aux employés des Lumières, mais ils n’ont pas grand-chose à reprocher à Scheffer. Un type droit, brillant et généreux. Là où le bât blesse, c’est quand on essaie de rencontrer certains de ses pensionnaires handicapés. Je n’en ai pas trouvé un seul vivant.
Lucie avala sa salive difficilement. Elle posa la question, mais elle avait déjà la réponse :
— Que leur est-il arrivé ?
— Morts de maladies : cancers, leucémies, malformations, dysfonctionnements organiques. Aucun doute que Léo Scheffer a poursuivi secrètement les expériences de son père sur ces malheureux. Il mélangeait les substances radioactives à l’avoine et au lait, chaque matin.
— Mais… dans quel but ?
— Comprendre pourquoi la radioactivité dégrade les cellules ? Voir d’où vient le cancer ? Éradiquer la maladie par les rayonnements ? Trouver la « balle magique », comme son père voulait le faire ? Je ne sais pas. Dieu seul sait ce que Scheffer, le père, a transmis à son fils. Et Dieu seul sait quelles autres expériences horribles ces deux hommes ont pu mener clandestinement. Outre ce centre pour handicapés, Léo Scheffer était aussi en contact avec des prisons, des hôpitaux psychiatriques. Des endroits qui pouvaient très bien se prêter à ce genre d’expérimentations, à coups de financements obscurs.
Elle claqua son verre contre la table. Ses paupières battaient au ralenti.
— Votre journaliste, vous me dites qu’elle a disparu. Ça s’est passé en France ?
— Nous le supposons. Mais ce n’est pas certain.
— Léo Scheffer est lui aussi parti pour la France. Il aurait été débauché, d’après les témoignages que j’ai récupérés à son ancien hôpital. Il parlait d’un nouveau poste, de nouvelles recherches. Mais personne n’a pu réellement m’expliquer, car j’ai l’impression que nul ne savait vraiment ce qu’il était devenu. En tout cas, il fallait que l’enjeu soit suffisamment fort, car Scheffer avait une place en or. J’aurais probablement continué mes investigations jusqu’à votre pays si… (un soupir). Bref, il y a eu l’accident. Et aujourd’hui, je suis terrée ici, avec toute cette crasse au fond de mon ventre et mes hanches foutues.
Lucie se rendit compte à quel point ses mains étaient crispées, elle songeait aux photos des enfants étalés sur les tables d’opération. Léo Scheffer, la soixantaine à présent, spécialiste de la radioactivité, auteur probable d’expérimentations monstrueuses sur des humains, résidait et travaillait peut-être encore en France.
— Quand a-t-il quitté les États-Unis pour la France ?
— En 1987.
Lucie sentit immédiatement des pièces s’assembler dans son crâne, ses yeux se troublèrent. 1987… Un an après l’arrivée du manuscrit sur le territoire français et l’assassinat des moines. Nul doute que Dassonville, en possession du manuscrit, avait contacté le scientifique et l’avait convaincu de venir en France. Les deux hommes avaient probablement collaboré. La flic songea à la photo en noir et blanc des trois grands scientifiques, à leurs découvertes probables dans les années 1920. Les années où Scheffer, le père, participait à l’élaboration du cyclotron, et où tous les scientifiques se côtoyaient lors de congrès. Presque un siècle plus tard, Dassonville était venu chercher Scheffer, le fils, ici, sur le territoire américain, pour ses compétences sur l’atome, ses expériences publiques bizarres, et parce que, tout simplement, il était le fils de son obscur patriarche.
Sans doute recruté pour étudier le manuscrit maudit.
Et le comprendre.
Lucie se redressa, elle pensait à Valérie Duprès. Armée de l’identité du chercheur, la journaliste était repartie directement pour la France, interrompant la suite de son périple à travers le monde. Elle avait poursuivi le travail d’Eileen, elle avait dû retrouver Léo Scheffer et s’était, de toute évidence, mise en grand danger.
Au moment où Lucie sortit de ses pensées et redressa les yeux, Eileen était debout, le fusil dans la main, légèrement titubante. Elle se dirigea vers la petite fenêtre et glissa un œil à travers.
Elle roula vivement sur le côté, comme si elle avait vu le diable en personne.
Sharko pénétra en trombe dans le bureau de Julien Basquez, là où il avait passé la moitié de la nuit à raconter son histoire sur l’Ange rouge. Le lieutenant qui portait les cafés n’avait rien pu faire pour l’empêcher d’entrer.
Face au capitaine Basquez, un jeune était vautré sur une chaise et menotté. Un blanc-bec mal rasé, vêtu d’un jean taille basse et d’une veste de survêtement blanc et vert, d’une propreté impeccable. Le commissaire l’empoigna sans prévenir et le décolla du sol.
— Qu’est-ce que t’as à voir avec Gloria Nowick ? Qu’est-ce que tu me veux ?
Le jeune se débattit en gueulant des insultes, la chaise vola par terre. Basquez s’interposa et poussa Sharko à l’extérieur, le tirant par le bras.
— Faut que tu te calmes, OK ?
Le commissaire réajusta le revers de sa veste, les yeux furieux.
— Explique !
— Tu devrais te faire discret, au lieu de débarquer comme ça dans mon enquête. T’as déjà fait suffisamment de conneries.
Surpris par les cris, des collègues étaient sortis dans le couloir. Basquez leur signala que tout allait bien et s’adressa à Sharko :
— Allez viens, on va se boire un café.
Les deux hommes se rendirent près de la machine. Par la petite lucarne, la nuit était tombée, alors qu’il était à peine 16 h 30. Quelques flocons se promenaient encore, çà et là, soufflés par le vent. Sharko versa de la monnaie dans la coupelle et plaça deux tasses propres sous la machine. Ses doigts tremblaient un peu.
— Je t’écoute.
Basquez s’appuya au mur, un pied contre la paroi.
— On a interpellé le jeune grâce à un coup de fil, suite à l’enquête de voisinage au quartier de la Muette, là où vivait Gloria Nowick. On ignore qui a téléphoné mais, selon l’informateur, le môme avait rôdé à plusieurs reprises dans le hall et y passait ses journées, comme s’il surveillait quelque chose. On est retourné sur place, on a interrogé de nouveau les voisins et fini par obtenir l’identité du môme : il s’appelle Johan Shafran, dix-sept ans. Pas de casier.
Sharko tendit une tasse pleine à son collègue et porta la sienne à ses lèvres.
— Qu’est-ce qu’il vient faire dans notre histoire ?
— Le tueur s’en est servi comme d’une sentinelle. Shafran était là pour l’avertir par téléphone dès que tu entrerais dans l’immeuble.
Basquez sortit une photo de sa poche.
— Il avait ton portrait sur lui, fourni par le tueur.
Sharko récupéra la photo. Elle était récente et avait été prise alors qu’il montait dans sa voiture. À cause du plan trop rapproché, il était incapable de deviner l’endroit. Un parking, c’était certain. Peut-être celui d’une grande surface. Le tueur avait été à quelques mètres de lui, l’avait pris en photo, et il n’avait rien vu.
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