— Je suis assez pressée, je dois aller chez elle le plus rapidement possible. Elle m’expliquera sur place.
Il se leva.
— Laissez-moi juste vous montrer son ultime article, il est extrêmement intéressant. Deux secondes.
Il disparut dans le couloir. Lucie soupira, elle perdait un temps précieux. D’un autre côté, certaines de ses questions trouvaient des réponses : Valérie Duprès, après son passage à l’Air Force, avait probablement réussi à se mettre en relation avec Eileen Mitgang. Les deux femmes avaient partagé les mêmes obsessions, la même quête, et Mitgang avait peut-être finalement fait part de ses vieilles découvertes à son homologue française.
Hill réapparut avec un journal. Il l’ouvrit et désigna un grand article.
— Voici son dernier coup d’éclat, qui date de 1998, quelques mois avant son départ. En 1972, l’Air Force a nettoyé certains sites pollués par les éléments radioactifs, des sites proches des réserves indiennes autour de Los Alamos. Des rapports ont été établis par l’armée de terre, et Eileen y a eu accès.
Lucie tiqua sur la photo en noir et blanc, au centre de l’article. Un gigantesque container, enterré sous ce qui ressemblait à une longue étendue désertique, était rempli de petites boîtes parfaitement rangées, frappées du fameux symbole à trois ailettes noires sur fond clair « Danger, radioactivité ». Autour, des militaires creusaient, vêtus de masques, de gants et de grosses parkas.
« 1 428 boîtes en plomb et scellées pour éviter les fuites radioactives », disait la légende sous le cliché.
— Toutes ces boîtes renfermaient des carcasses d’animaux très détériorées, fit Hill d’un air grave. Un mélange d’os et de poils de ce qui avait été des chats, des chiens, mais aussi des singes. Lorsqu’elle a eu accès à ces documents, Eileen a évidemment creusé la piste. D’où provenaient tous ces animaux fortement irradiés ? Que leur était-il arrivé ? En fouinant dans des papiers déclassés, remontant des pistes comme un détective durant de longues semaines, elle a découvert qu’il existait un gigantesque centre d’expérimentation secret, en plein cœur de Los Alamos, où l’on testait les radiations sur les animaux. Il a été construit bien avant que l’Amérique largue ses bombes sur le Japon et a disparu en même temps que le projet Manhattan. Des années d’expériences horribles, comme si le désastre nucléaire dans le Pacifique n’avait pas suffi.
Il but une gorgée de boisson et termina de griffonner son plan.
— Après cet article, Eileen s’est enfoncée toujours plus dans les ténèbres. On ne la voyait jamais à son bureau, elle passait son temps dans les bibliothèques, les centres d’archives, ou au contact d’anciens ingénieurs des laboratoires de Los Alamos et de commissions indépendantes de recherche sur la radioactivité. Elle voulait aller encore plus loin et prenait des substances, pour tenir.
— Drogue ?
— Entre autres. J’ai fini par lui demander de partir.
— Vous l’avez virée ?
Hill acquiesça, les lèvres pincées. Des couches de graisse s’empilaient dans son cou, comme les soufflets d’un accordéon.
— On peut dire ça. Mais je crois que, même après son départ, elle a continué à s’acharner. Elle me disait souvent que, s’il y avait eu des expériences d’une si grande envergure sur les animaux, c’est que…
Lucie pensait à la petite annonce du Figaro et aux « cercueils de plomb, qui crépitent encore ». Mais aussi à tous ces enfants tatoués.
— … il pouvait y en avoir eu sur les êtres humains, compléta-t-elle.
Il haussa les épaules.
— C’est ce qu’elle croyait dur comme fer. Elle était persuadée de trouver des informations dans des dossiers déclassés, qu’on aurait oublié de détruire et qui se seraient perdus dans l’administration. Cela arrivait souvent et constituait la moelle de notre journal. Mais moi, je vous avoue que ce genre d’expériences me paraît complètement improbable. Bref, toujours est-il que, depuis son accident, Eileen n’a quasiment plus jamais parlé à personne et reste terrée chez elle avec ses découvertes.
— Quelle était la date précise de cet accident de voiture qui a failli lui coûter la vie ?
Il tendit enfin le plan terminé à Lucie.
— Mi-1999, avril ou mai, je crois. Si vous cherchez un rapport avec ses recherches, il n’y en a pas. Personne n’a attenté à sa vie. Eileen a tué ce gamin en plein jour dans les rues de la ville, seule au volant, devant cinq témoins. Heureusement pour elle, les analyses toxicologiques n’avaient rien révélé, parce qu’elle serait en prison, à l’heure qu’il est.
— Ce document qu’elle a consulté en 1998 avait pour titre NMX-9, TEX-1 and ARI-2 Evolution. Ça vous parle ?
— Non, désolé.
— Savez-vous si Eileen s’était mise en contact avec des personnes particulières, avant son départ de votre journal ? Des noms vous reviennent-ils en tête ?
— Tout cela est très loin, et Eileen a rencontré des centaines de personnes de tous horizons. Des chercheurs, des médecins, des historiens. La plupart du temps, je n’étais au courant de ses avancées qu’au dernier moment.
— Vous semblait-elle en danger ?
Hill termina son Coca et écrasa la canette dans sa main.
— Pas particulièrement. Nos journalistes dénoncent tous les jours. On se met des gens à dos, évidemment, mais pas au point de… vous voyez ce que je veux dire ? Sinon, le monde s’arrêterait de tourner.
Lucie avait encore des tas de questions à poser, mais il fallait foncer, à présent. Après que le rédacteur en chef lui eut expliqué son plan et la façon de se rendre chez l’ancienne journaliste, elle lui serra la main. Elle dit, juste avant de partir :
— Ces expériences sur des humains, je crois qu’elles ont réellement existé. L’homme venu ici voilà une heure est au courant, et il cherche à supprimer toutes les traces de cette affaire.
Elle lui laissa sa carte.
— Rappelez-moi discrètement au cas où cet individu se représenterait de nouveau. Il est recherché par toutes les polices de France.
Le laissant ébahi, elle sortit et regagna sa voiture en courant. D’après Hill, il y avait une quarantaine de kilomètres à parcourir jusqu’à la caravane. Moteur hurlant, elle prit alors la direction du nord-ouest de la ville, avec l’infime espoir qu’elle pourrait encore arriver la première.
Du matériel high-tech. Des unités centrales dernier cri, d’où ronflaient les processeurs surchauffés. De grosses imprimantes, des loupes binoculaires, des objectifs photo, posés sur des tablettes en bois.
Yannick Hubert, l’expert en traitement d’images et analyse de documents, était penché sur une table lorsque Bellanger et Sharko entrèrent dans le laboratoire. Après quelques mots, il emmena les flics devant deux agrandissements.
— Ils ne sont pas d’une qualité formidable, mais ça donne tout de même un résultat parfaitement exploitable. Regardez bien.
Il disposa les agrandissements côte à côte.
— À gauche, un môme, allongé sur la table d’opération, apparemment réveillé, sans la moindre cicatrice. À droite, le même môme, tout juste recousu au niveau de la poitrine. Faites omission du gamin, et regardez autour de lui. Les petits détails de la pièce.
Les deux policiers scrutèrent attentivement les clichés. Le champ était relativement réduit et l’enfant allongé occupait quasiment les deux tiers de l’image. Ce fut Bellanger qui réagit le premier. Il pointa un morceau de sol que l’on voyait à peine en bas de la photo, sous la table d’opération.
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