— David Hill, rédacteur en chef du journal. Puis-je savoir ce qui se passe avec Eileen Mitgang ?
— J’aimerais juste lui parler.
Vu la relative lenteur avec laquelle Lucie articulait ses mots, il ralentit son rythme de parole.
— Deux personnes sont déjà venues ici. Une femme, il y a environ deux mois, et un homme, il y a à peine une heure. Eux aussi, ils voulaient juste lui parler. Vous êtes de la police française, m’a-t-on dit ?
Lucie accusa le coup. À peine une heure… François Dassonville était là, palpable, à portée de main. Elle sortit la photo de Valérie Duprès et la lui montra.
— Oui, police criminelle de Paris. Cette femme a disparu, je la recherche. Mon enquête m’a menée ici. C’était bien elle, la première personne venue rencontrer Eileen Mitgang, n’est-ce pas ?
Il acquiesça, l’air soucieux.
— Une journaliste française qui s’appelait Véronique, euh…
— Darcin.
— Darcin, oui, c’est ça. Je lui ai dit qu’Eileen Mitgang ne bossait plus au journal depuis 1999. Trois mois après sa démission, Eileen a eu un accident qui a failli lui coûter la vie. Elle est restée plus de dix jours dans le coma. Aujourd’hui, elle est handicapée et considérée comme invalide.
1999. L’année suivant celle où Mitgang avait consulté le document disparu des archives de l’Air Force, se rappela Lucie.
— Quel genre d’accident ?
— Elle a voulu éviter un gosse qui jouait au ballon, dans Albuquerque, et est allée s’encastrer dans un arbre. Malheureusement, elle avait accroché le gamin. Il y est resté, et Eileen ne s’en est jamais remise.
Lucie était partagée entre l’envie d’en apprendre le plus possible sur Mitgang et celle de se lancer immédiatement aux trousses de Dassonville. Elle réfléchit quelques secondes.
— L’homme, venu il y a une heure, vous avez des infos sur lui ? Le genre de voiture qu’il conduisait, ou s’il résidait dans un hôtel particulier ? Dites-moi.
— Rien. Je me rends compte qu’il ne m’a même pas dit son nom. Tout à l’heure, j’avais une affaire urgente à régler, j’étais assez pressé et…
— Pouvez-vous me donner l’adresse d’Eileen ?
— Si vous voulez. Après son accident, elle est allée vivre dans une caravane, à l’ouest de Rio Rancho, à une quarantaine de kilomètres d’ici. L’image du môme la hantait, elle s’est complètement coupée du monde et a commencé à picoler sec, paraît-il. J’ignore ce qu’elle est devenue depuis tout ce temps, et si elle est encore en vie, mais c’est là-bas que j’ai envoyé vos deux prédécesseurs.
Lucie serra les poings de rage, tandis que Hill s’emparait d’un crayon et d’un papier.
— Il n’y a pas vraiment d’adresse ni de route, et ce n’est pas évident à trouver entre ces canyons et ces étendues désertiques. Eileen voulait vraiment vivre en ermite, dans l’isolement le plus total. Je vais essayer de vous dessiner un plan. Pas sûr que votre prédécesseur trouve facilement, je lui ai expliqué brièvement, à l’oral.
Lucie était de plus en plus nerveuse, elle avait peut-être encore une chance que Dassonville patauge un peu. Nul doute qu’avec ce tueur dans les parages Eileen Mitgang était en grand danger.
David Hill s’installa sur un fauteuil et se mit à dessiner. Le crayon paraissait ridicule entre ses doigts immenses. Lucie resta debout pour marquer son impatience.
— Quel genre de recherches menait Eileen avant son accident de la route ?
— Le Daily est un journal politiquement neutre et financièrement indépendant, plutôt satirique, ironique et proche du peuple. On aime dénoncer. À l’époque, Eileen s’était intéressée aux dangers de la radioactivité, depuis sa découverte, à la fin du XIX e siècle, jusqu’aux années 1980. En habitant le Nouveau-Mexique, le sujet était de circonstance, et on a estimé que c’était une bonne idée de creuser dans le nucléaire, il y avait forcément des choses occultes à raconter. Évidemment, elle s’est principalement focalisée sur le projet Manhattan, pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Un nombre incalculable d’expériences ont été menées, en parallèle à la course à la bombe atomique, afin de comprendre les effets des radiations sur les bateaux, les avions, les tanks et les humains. Beaucoup de médias en avaient évidemment déjà parlé, mais pas de la façon dont Eileen souhaitait le faire. Elle voulait aller là où personne n’était jamais allé, pour être cohérente avec la politique de scoop de notre journal.
Son crayon crissait sur le papier. Lucie avait l’œil rivé sur sa montre, tout en l’écoutant attentivement. Traduire mentalement lui demandait un grand effort de concentration et, chaque fois qu’elle fronçait les sourcils parce qu’elle avait mal compris, Hill répétait calmement.
— Eileen voulait démontrer que l’énergie nucléaire était le pire danger jamais mis entre les mains de l’homme. Écrire sur Tchernobyl ou Three Mile Island, des sujets mille fois ressassés, ne l’intéressait pas. Elle cherchait un autre angle d’approche. De l’original.
Hill se leva, glissa une pièce dans le distributeur et sélectionna un Coca. Il proposa la canette à Lucie, mais elle refusa poliment.
— Elle a commencé de façon fracassante, avec un grand dossier sur les Radium girls , ces ouvrières américaines des années 1920, embauchées par l’US Radium Corporation. Il s’agissait d’une entreprise qui fabriquait des cadrans lumineux à base de radium, principalement pour l’armée américaine. La plupart de ces femmes sont mortes d’anémies, de fractures osseuses, de nécroses de la mâchoire, à cause de la radioactivité. Tout a été fait, dans ces années-là, pour étouffer l’affaire et dénigrer ces pauvres employées. Eileen a réussi à récupérer des rapports d’autopsie originaux pour étayer son article. D’après le document, les os de certaines ouvrières étaient si radioactifs, presque cent ans après, qu’ils embuaient le film transparent dans lequel ils étaient enroulés. Tout cela s’est passé bien avant les premiers macabres « exploits » de l’atome, mais qui en avait entendu parler ?
Lucie songea à la photo du type irradié, qu’avait montrée Hussières. Elle imagina alors ces femmes qui, chaque jour, s’exposaient aux radiations alors qu’elles voulaient simplement gagner leur croûte.
— Eileen a poursuivi sa quête, mis la main sur des vidéos, des documents déclassés des années 1940, où des médecins du projet Manhattan parlaient de statistiques, de « degré de tolérance » aux radiations. Ces sujets de discussion entre responsables scientifiques étaient édifiants et méritaient d’être connus de nos lecteurs. Par exemple, les chercheurs spécialisés dans la santé mesuraient la quantité de strontium radioactif dans les os des enfants du Nevada, après les explosions de bombes tests dans le désert. Ils estimaient alors le nombre de bombes que l’on pouvait faire exploser avant que la radioactivité dans les organismes de ces enfants dépasse un niveau critique. Niveau critique hautement discutable, d’ailleurs, qui pouvait mystérieusement varier du simple au triple. Là aussi, Eileen a publié ce cas. Mais il y en avait, selon elle, des centaines d’autres.
Des enfants, encore , songea Lucie. Comme ceux sur les photos trouvées chez Dassonville . Elle était désormais certaine que tout était lié : les recherches d’Eileen, la radioactivité, le manuscrit de l’Étranger irradié.
Hill n’avait toujours pas fini de tracer son plan, oscillant entre le crayon et le Coca.
— Eileen s’est passionnée au-delà du raisonnable pour le sujet. Elle a découvert des choses hallucinantes et complètement méconnues sur la course à la maîtrise de l’atome. Je pourrais vous en parler longtemps et…
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