Elle y était. Le document avait été déclassé en 1995. Mais pourquoi cet ensemble de « X », à la place du nom du rédacteur ? Cette identité avait probablement été effacée du document d’origine, qui s’était sans doute, par la suite, égaré dans le labyrinthe administratif. Lucie voulut afficher le détail associé au rapport, mais il n’y avait aucun résumé du contenu. Juste ce titre bizarre.
Elle mémorisa l’emplacement du dossier et s’enfonça dans le centre d’archives. Allée 9, étage 2, casier 3, document numéro 34 654. Elle tira une petite échelle à elle et grimpa. Elle trouva bien les documents 34 653 et 34 655, mais pas le 34 654. Elle fit plusieurs vérifications, sans succès. Où était ce fichu document ? Duprès l’avait-elle dérobé ? Une journaliste se baladant avec une fausse carte d’identité en était bien capable.
Lucie sortit les documents adjacents du casier et les consulta rapidement. Ils n’avaient rien à voir avec le nucléaire. Les uns parlaient de véhicules militaires, les autres de radars et d’appareils de détection.
Elle ragea et retourna en courant à l’ordinateur. Impossible que sa piste s’arrête ici, c’était trop bête. Furieuse, elle revint dans le menu de la base de données et lança une recherche par titre. Elle entra NMX-9, TEX-1 and ARI-2 dans la bécane. Le logiciel renvoya logiquement à un seul document, le fameux 34 654. Un bouton permettait d’obtenir la liste des personnes qui avaient accédé à ce titre dans la base. Lucie cliqua dessus et obtint quatre enregistrements. AZG123J, le 21 décembre 2011 — c’était elle —, AZH654B, le 2 octobre 2011 — c’était Valérie Duprès — et AYH232C, le 8 mars 1998. Et surtout, AZG122W, le mardi 20 décembre 2011, à 18 h 05.
La veille au soir…
La flic sentit instantanément la tension monter en elle. Elle tenta tant bien que mal de retrouver l’identité des personnes à partir du code, mais elle n’y parvint pas. Excitée, elle retourna en quatrième vitesse dans la bibliothèque, fit appeler Josh Sanders et lui expliqua son cas. Elle insista sur le fait qu’il s’agissait d’une enquête criminelle et qu’elle devait absolument connaître les identités des consultants associés aux fameux codes.
— Hier soir, vous dites ? fit l’Américain. J’étais en déplacement. Sans doute mon collègue s’est-il occupé de cette personne.
Il se pencha vers l’écran.
— Il faut une autorisation spéciale dans la base. Laissez-moi faire.
Lucie trépignait d’impatience. Elle allait et venait, les bras croisés, les yeux rivés sur sa montre. On l’avait devancée de quelques heures.
— Le document n’est plus à sa place, dit-elle. Pensez-vous que quelqu’un a pu le dérober ?
— Nous disposons de portiques de sécurité à l’entrée de la bibliothèque. Tous nos ouvrages ou dossiers d’archives contiennent une micropuce électronique, soigneusement dissimulée. De plus — il tourna la tête vers les recoins de la pièce — nous disposons de caméras de surveillance. Ce document ne devait tout simplement pas exister. Les bugs dans la base arrivent, parfois. Des erreurs de saisie, des documents rentrés deux fois, des purges que l’on oublie de faire.
Lucie le sentait sur la défensive, il ne voulait pas s’embarrasser avec ce genre de problèmes.
— Peut-être, oui, fit-elle. Elles enregistrent, vos caméras ?
— Elles filment juste, sans sauvegarde. Un gardien surveille en permanence les écrans de contrôle.
Il tapa sur le clavier et se redressa enfin.
— Voilà, j’ai vos infos. La première personne à avoir consulté le document depuis sa déclassification s’appelle Eileen Mitgang. La consultation a eu lieu en 1998.
— C’est surtout l’autre personne qui m’intéresse. Celle d’hier soir.
Le militaire appuya sur une touche.
— Il s’appelle François Dassonville.
Un véritable choc. Lucie resta sans voix. Tout le monde cherchait Dassonville en France, et il était ici, au Nouveau-Mexique, sur les traces du fameux dossier. La flic se sentit désarçonnée quelques secondes. Sans ce document, que pouvait-elle faire ? À moins que…
— Cette Eileen Mitgang, il me faut son adresse, vite.
Sanders secoua la tête.
— Elle ne figure pas dans la base, parce qu’on s’est mis au fichage systématique des visiteurs uniquement après les attentats de 2001.
Il décrocha le téléphone.
— Je vais demander à ce qu’on jette un œil aux vieux registres d’admission concernés du poste de garde. En général, on exige toujours des visiteurs la raison de leur venue sur notre site.
L’attente était interminable. Quand il raccrocha, il avait l’air satisfait. Il se tourna vers Lucie :
— D’après les renseignements fournis, Eileen Mitgang était, en 1998, journaliste au Albuquerque Daily , qui se trouve à quelques kilomètres d’ici.
Lucie avait déjà renfilé son blouson et ses gants.
— Raccompagnez-moi vite jusqu’à la sortie, s’il vous plaît.
Un homme, assis seul sur un sol crasseux. Le vent froid qui s’engouffre par les vitres brisées siffle et vient percuter son visage dur. La neige qui tombe, dehors, et anéantit toute trace de vie.
Et partout autour, un silence de mort.
Sharko était revenu à la Petite Ceinture, dans le poste d’aiguillage abandonné, qui venait d’être passé au crible par Basquez et ses hommes. Devant lui, entre les éclats de verre, des clichés étaient disposés en arc de cercle. Ceux de la salle des fêtes de Pleubian, avec le message de sang. Ceux de la cabane au milieu de son étang, ceux de la scène de crime de 2004, concernant ce couple assassiné au bord du marais. Ceux, aussi, du visage défoncé de Gloria et de son corps nu, étalé sur la table d’autopsie. Tôt dans la matinée, Sharko avait insisté pour être présent à l’examen médico-légal, et Basquez, compatissant envers un collègue qu’il connaissait depuis des années, avait cédé.
Le commissaire avait voulu prendre la mesure de tout ce que la pauvre femme avait subi.
Pour entrer dans la tête du tueur.
Il sursauta quand son téléphone vibra au fond de sa poche. Il consulta le SMS :
« J’ai pris mes quartiers, tout s’est bien passé. J’espère que tout va bien de ton côté. Je t’aime. »
Je t’aime… Le mot résonna dans sa tête longtemps. Je t’aime, je t’aime… Il ne put s’empêcher d’imaginer Lucie, là, à la place de Gloria, gisant au sol. Emporté par ses pensées trop intenses, il sentit son souffle chaud dans son cou et la vit le supplier de la secourir. Il secoua la tête. Jamais il ne permettrait qu’on fasse du mal à sa Lucie. Jamais.
Dans un soupir, il rassembla les photos et se mit à les jeter une à une, comme lorsqu’on distribue des cartes à jouer sur la table. Il y eut un petit claquement sec au moment où l’un des rectangles de papier toucha le sol. Par l’une des vitres brisées, le vent s’engouffra et lui glaça les os. Parcouru d’un spasme, il trembla de la tête aux pieds.
Clac… Gros plan sur le torse bleuté de Gloria. Sharko avait fait le vide dans sa tête et gardait, à présent, un visage impassible. Il le fallait.
D’après le légiste, Gloria avait été pénétrée sexuellement avec une main gantée. Les ecchymoses entre ses cuisses en témoignaient cruellement. Son bourreau l’avait détenue, humiliée, tabassée juste là, à quelques centimètres. Le flic imagina les cris, la douleur, il vit les yeux de l’assassin s’agrandir, tandis que ses mains gantées serraient une barre de fer fendant l’air.
Cette façon de procéder portait les signes caractéristiques d’une démarche froide, méthodique, qui avait transformé Gloria en un simple objet, un passage obligé pour le toucher lui, Franck Sharko. L’homme était organisé, cohérent, il ne laissait rien au hasard. Il était le genre de type qui possède un véhicule fonctionnel et contrôlé régulièrement, qui paie ses factures et qui est en bonne forme, capable de se déplacer, de voyager, de porter un corps, de se fondre dans la masse.
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