Ils arrivèrent finalement devant un bâtiment au design tout en courbes, avec de hautes vitres et d’impressionnants pans de béton. De grosses lettres fixées sur la façade indiquaient Air Force Documentation and Ressource Library. Ils pénétrèrent dans la gigantesque bibliothèque, protégée par des portiques magnétiques. Lucie apprécia la beauté de l’endroit, moderne certes, mais qui dégageait force et calme à la fois. De jeunes gens, dont certains en tenue kaki, planchaient au-dessus de tables en bois sur des ouvrages techniques.
Sanders ouvrit une porte au fond, et, avec Lucie, ils descendirent une volée de marches avant d’atterrir au bord de pièces de tailles démesurées, bondées d’étagères hautes de plusieurs mètres. Il devait y avoir ici des dizaines, des centaines de milliers de documents, accessibles pour certains avec des échelles coulissantes. Deux personnes marchaient entre les allées, avec des caisses remplies de paperasse sous le bras.
— Voici notre base documentaire accessible à la communauté des chercheurs, historiens et journalistes, et librement consultable. C’est ici que votre compatriote est venue. Vous y trouverez tout ce que vous pouvez imaginer concernant l’histoire, la technique, les recherches des principaux laboratoires et départements de l’AFB, mais aussi d’autres institutions. Nous recevons plus de deux cents nouveaux documents par jour en provenance de l’extérieur. Il s’agit de dossiers pour la plupart déclassifiés, issus d’anciens laboratoires, bases ou centres de recherches fermés, ou en passe de l’être. Neuf personnes qualifiées travaillent à plein temps sur le rangement et les mises à jour.
Lucie roulait les yeux, impressionnée.
— Par « documents déclassifiés », vous entendez ?
— D’anciens documents confidentiels, secrets ou top secrets, qui n’ont plus de raison de l’être. Désormais, ils sont automatiquement déclassifiés après vingt-cinq ans, sauf si une agence gouvernementale requiert une prorogation de la durée de classification au Centre national de déclassification. Bref, tout cela est un peu compliqué.
Lucie se rappelait la phrase publiée dans Le Figaro : On peut lire des choses qu’on ne devrait pas, au Pays de Kirt. Elle connaissait la complexité des administrations, les scandales qui éclataient parfois avec Wikileaks ou par l’intermédiaire d’articles incendiaires, dont les sources venaient souvent d’anciens documents confidentiels, et que les personnes concernées n’avaient pas réussi à faire disparaître ou avaient simplement oubliés.
C’était peut-être sur l’un d’eux que Duprès avait mis la main.
— Et… comment je peux savoir ce que… Véronique Darcin a consulté ?
Sanders se dirigea vers un ordinateur. Lucie lorgna discrètement les caméras, dans les angles du plafond.
— Elle est assurément passée par notre puissante base de données. Je lui avais fourni un code d’accès, ce qui permet de garder les traces de toutes ses recherches informatiques. Elle a pu naviguer dans la base par mots-clés, auteurs, titres, centres d’intérêt. L’ordinateur renvoie alors à des numéros de documents, des titres et une petite description, mais pas toujours. Cela dépend des informations dont les techniciens disposent au moment du référencement. Dans tous les cas, l’ordinateur donne l’endroit exact où les trouver dans les allées. Il ne reste plus ensuite qu’à les consulter.
Il pianota sur le clavier et tendit la main.
— Je remplis une fiche vous concernant, afin que vous puissiez naviguer. Votre passeport ou votre carte d’identité, s’il vous plaît.
Lucie s’exécuta, un peu sceptique. On la fichait de tous les côtés, et elle détestait ça. Elle comprenait mieux pourquoi Duprès s’était promenée avec une fausse identité. Hormis ses transactions bancaires dans les hôtels ou aux distributeurs, elle ne laissait quasiment aucune trace. Après quelques secondes, Sanders lui laissa la place.
— Voilà, vous êtes connectée à la base sur un compte « Invité ». Son utilisation est d’une simplicité extrême, vous verrez. Le code associé à la journaliste française était AZH654B. Lancez une recherche avec ce critère, et vous saurez vers quoi se sont orientées ses recherches. Je vous laisse, du travail m’attend. Demandez-moi à l’accueil, en haut, dès que vous aurez terminé.
Lucie nota le code sur son carnet et le remercia. Une fois seule, elle se mit au travail. Elle entra l’identifiant codé de Valérie Duprès dans la case concernée, et lança la recherche. Une liste à n’en plus finir apparut.
— Bon sang…
Quatre cent quatre-vingt-trois lignes se suivaient sur plus de quinze pages, avec des titres aussi incompréhensibles que « Revelance of Nuclear Weapons Clean-up », « Experience to Dirty Bomb Response », ou encore « The Environmental Legacy of Nuclear Weapons Production ».
Lucie soupira. Comment réussirait-elle à s’y retrouver dans cette jungle ? Hors de question, évidemment, d’aller se farcir tous les documents listés. Elle se leva, nerveuse, et réfléchit. Duprès menait des recherches sur les déchets nucléaires, certes, mais quelque chose avait fait que, aujourd’hui, elle avait disparu. Quelque chose qui s’était déclenché entre ces murs.
Un document en particulier, peut-être, un dossier sur lequel elle n’aurait pas dû tomber. On peut lire des choses qu’on ne devrait pas, au Pays de Kirt.
Lucie se concentra de nouveau sur son écran et tria l’interminable liste par date et heure, de manière à retranscrire le cheminement intellectuel et temporel de la journaliste. Le rapprochement des temps de consultation, dans le haut de la liste — donc à son arrivée aux archives —, indiquait clairement que la journaliste d’investigation avait tâtonné, multipliant les pistes sans forcément consulter ou lire à fond les ouvrages correspondants. On ratisse large, on cible un peu mieux et on affine, jusqu’à tomber sur les éléments qui nous intéressent. Il était donc probable que le cœur de sa quête devait se trouver plus loin dans la liste.
Lucie fit défiler les pages. Mardi… Mercredi… Au bout de deux jours de présence entre ces murs, les choses se précisaient sérieusement pour Duprès. Les titres et les courts résumés — quand ils existaient — traitaient enfin de déchets nucléaires, de leur impact sur la santé des peuples, de la faune et de la flore qui évoluaient à proximité des anciens sites. On parlait de tritium atmosphérique, de territoires indiens irradiés, d’eau contaminée, d’études sur les populations de saumon du fleuve Columbia, des risques de leucémies, de cancers des os ou de mutations génétiques. De quoi noircir pas mal de pages d’un livre d’investigation.
Lucie se dit qu’elle était, cette fois, au cœur des préoccupations de Valérie Duprès. Face à quelques-uns de ces titres, des chiffres entre parenthèses indiquaient la date de déclassification, quand déclassification il y avait eu.
Lucie continua à parcourir la longue liste des yeux. Duprès avait trouvé, dans ces archives, la poule aux œufs d’or : des quantités de dossiers, de données qui allaient étayer ses propos, proposer de la matière à son ouvrage. Elle fit défiler les pages rapidement, jusqu’à la fin, là où, logiquement, Valérie Duprès avait déniché ce qui avait peut-être tout déclenché.
Le dernier titre lui fit serrer les poings : « NMX-9, TEX-1 and ARI-2 Evolution. Official Report from XXXX, Oct 7, 1965. »
Nerveusement, elle sortit une copie du message du Figaro de sa poche : « Je sais pour NMX-9 et sa fameuse jambe droite, au Coin du Bois. Je sais pour TEX-1 et ARI-2. J’aime l’avoine et je sais que là où poussent les champignons, les cercueils de plomb crépitent encore. »
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