Bellanger lui posa une main sur l’épaule. De la condensation s’échappait de sa bouche. Le froid extérieur, cette brume qui tombait du ciel faisaient goutter son nez.
— Il va falloir que tu restes ici, Franck, tu le sais. Ça va être un moment pénible de questions qui risquent de prendre la nuit, mais les collègues vont avoir besoin de billes et, surtout, d’explications, si tu veux qu’ils avancent. Tu ne compliques pas les choses, d’accord ?
Sharko acquiesça, puis retira les clés du contact dans un soupir.
— Je ferai au mieux.
Il finit par sortir et claqua la portière derrière lui. Son chef lui montra un petit sachet transparent, à la lueur d’un lampadaire.
— Les chirurgiens ont aussi trouvé ceci, c’était au fond de son estomac. Une ancienne pièce de cinq centimes de franc. Tu penses que…
Il ne termina pas sa phrase. Sharko avait basculé sur le côté et était en train de vomir.
Bureaux de la Crim’, milieu de la nuit.
Une pièce mansardée trop éclairée au néon, un lieu où se perdaient des baffes lors des interrogatoires musclés. Les murs étaient épinglés de sales tronches de criminels, de posters, de dossards de marathon et de clichés personnels. Par le Velux, le ciel était noir, insondable, sans étoile.
Face à Sharko se tenaient Pascal Robillard, Julien Basquez, capitaine de police, ainsi que deux de ses lieutenants. Basquez, cinquante-deux ans, était un vieux de la vieille, qui avait débuté sa carrière presque en même temps que Sharko mais avait écoulé une grande partie de celle-ci à la brigade mondaine, juste avant d’intégrer la Criminelle. Il écoutait avec la plus grande attention les propos du commissaire.
Au milieu d’une table s’étalaient, entre des paquets de cigarettes chiffonnés et des gobelets vides, deux tas de photos et de vieux procès-verbaux. Sharko parlait avec difficulté, terriblement ému. Dix longues années, qu’il avait passées à essayer d’oublier toutes ces horreurs. Et aujourd’hui, elles lui revenaient en pleine figure, comme la lanière d’un fouet. Il tenta de garder une voix neutre, sans vraiment y parvenir.
— Vous connaissez tous mon parcours, les graves problèmes psychologiques que j’ai eus par le passé…
Un silence gêné. Quelques regards fuyants ou des lèvres qui se portent aux verres remplis de café. Sharko inspira un bon coup. S’il lui arrivait encore de penser à cette vieille histoire, d’en faire des cauchemars, il n’en avait plus jamais parlé depuis bien longtemps. Même avec Lucie, il avait toujours évité le sujet.
— Tout remonte à 2002, lorsque ma femme, Suzanne, a été enlevée. Sa disparition a duré six mois. Six interminables mois, où je l’ai cherchée à en crever, jusqu’à finir par penser qu’elle était morte. J’ai finalement compris que son enlèvement était lié à une série de meurtres qui ont ensanglanté la capitale, à partir d’octobre de cette année-là. De par l’enquête, j’ai découvert que Suzanne était tombée entre les mains d’un tueur en série surnommé l’Ange rouge. C’était lui qui l’avait retenue, torturée physiquement et psychologiquement pendant la moitié d’une année.
Il fixa le sol de longues secondes.
— J’ai fini par retrouver Suzanne, vivante, attachée en croix dans cette fameuse cabane où j’ai découvert le tube de sperme. Elle était enceinte de notre petite fille, Éloïse. À l’époque, j’ignorais qu’elle portait notre enfant avant son enlèvement.
Bellanger retenait son souffle. Entendre Sharko parler de cette façon, l’écouter étaler une telle souffrance était insupportable. Son subordonné avait un destin hors du commun, mais malheureusement pas de ceux qui font les contes de fées.
— Quand je l’ai sauvée, Suzanne n’était plus elle-même. Elle ne s’en est jamais remise. Deux ans plus tard, elle est décédée avec notre petite fille, en traversant un virage au moment où une voiture arrivait. C’était horrible.
Sharko était debout. Il appuya une main contre le mur, puis posa le front sur son bras. L’accident s’était déroulé sous ses yeux, et il lui arrivait encore d’entendre les cris de sa famille, dans la nuit.
Il dut faire un effort pour revenir à ses interlocuteurs.
— Lors de mon ultime face-à-face avec l’Ange rouge, j’ai vu l’incarnation du mal. On affronte tous des choses horribles, tous les jours, et ce n’est pas à un ancien des mœurs ou à des gars de la Criminelle que je vais apprendre ça. Mais là, c’était différent. Cet être abominable était la figure de tout ce que l’on peut imaginer de pire en l’humain. Le vice, la barbarie, le sadisme. Il était celui dont on n’ose pas croire qu’il existe, un individu né pour… pour nuire. (Il vrilla les poings.) Juste avant de mourir, il m’a avoué que quelqu’un avait suivi de près son parcours de sang. Une ombre qu’il avait prise sous son aile et initiée à la perversité.
Lentement, il se pencha sur la table et poussa les photos vers Basquez. Le capitaine de police s’empara des clichés en grimaçant. Il vit, entre autres, le cadavre d’une femme nue, ligotée de façon complexe et suspendue à des crochets d’acier. Son visage déchiré criait la souffrance.
— Voici l’une des victimes de l’Ange rouge. Il les tailladait, les torturait, leur arrachait les yeux, j’en passe, vous lirez le dossier. Sa haine envers le sexe féminin était sans limites. Après la mise à mort, il leur enfonçait une ancienne pièce de cinq centimes au fond de la bouche. C’était sa signature. Une pièce, pour traverser le fleuve des Enfers.
Les hommes se regardèrent les uns les autres, l’air grave. Sharko parlait crûment, sans aucune retenue. Il tendit un autre paquet de clichés.
— Deux ans et demi après la mort de l’Ange rouge, mai 2004 : on retrouve un couple dépecé près d’un marais, à proximité de la forêt d’Ermenonville. L’homme s’appelait Christophe Laval, vingt-sept ans, et sa femme Carole, vingt-cinq ans. Ils avaient tous les deux une pièce de cinq centimes dans la bouche… À l’époque, je n’étais pas sur l’affaire, j’avais déménagé dans le Nord pour m’occuper de ma femme et de ma petite fille. Mais lorsque j’ai entendu parler de ce crime, j’ai raconté aux enquêteurs exactement ce que je vous ai raconté : la possibilité que cet acte barbare soit celui d’un assassin né de la perversité de l’Ange rouge. Un individu qui aurait côtoyé le tueur en série lors des meurtres et en aurait profité pour « apprendre ».
Basquez parcourait les photos une à une, la bouche arrondie en cul-de-poule.
— Des pistes ?
— Aucune piste, aucun indice. Ça a été sa seule manifestation ou, tout au moins, la seule tuerie clairement identifiée. Ce dossier fait partie de ceux que la Crim’ n’a jamais réussi à résoudre, parce qu’il n’y a jamais eu de mobile clair. Pourquoi avait-il tué ? Et pourquoi n’avait-il pas recommencé ?
Basquez malmenait à présent sa petite moustache grise.
— Et voilà qu’aujourd’hui il se manifeste de nouveau, en s’en prenant à toi.
— Ça n’a pas commencé aujourd’hui, mais il y a un an et demi, avec l’affaire Hurault. On trouve un poil de mon sourcil sur le cadavre de Frédéric Hurault, je galère et manque d’aller en prison jusqu’à la fin de mes jours. Entre ce moment-là et la première manifestation récente de l’assassin — ce message inscrit sur les murs de la salle des fêtes de Pleubian —, c’est le silence radio. Il s’était mis en veille, certainement pour préparer la mécanique précise de ce qui est en train de se dérouler. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi patient, d’aussi réfléchi.
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