Il saisit une feuille et poussa une photo imprimée de Dassonville vers Lucie.
— Elle date d’une dizaine d’années. Ils ont creusé un peu sur lui. On sait que le jour où les moines ont été brûlés, en cette fameuse année 1986, Dassonville était censé être à une série de congrès et de conférences internationaux sur la science et la religion, à Rome.
Robillard s’était mis à mâchouiller son éternel bâton de réglisse, tandis que Lucie regardait la photo. Dassonville avait un visage tout en os, avec des joues creuses et une petite barbichette noire. Lucie songea au professeur Tournesol des aventures de Tintin.
— J’ai là sa biographie, il a un parcours atypique. Il a d’abord fait des études dans un institut de philosophie à la frontière italienne, avant de rejoindre l’abbaye Notre-Dame-des-Auges. À l’époque, elle était dirigée par un prélat plutôt ouvert aux goûts de Dassonville, pour tout ce qui touche à la science. Grâce au jardin botanique et à l’immense bibliothèque de l’abbaye, notre homme a passé son temps libre à l’étude des sciences naturelles. Dans les années 1970, il est parti deux années complètes pour suivre des cours à l’institut de physique de Paris où, en plus des matières obligatoires, il a étudié la botanique, la chimie organique, l’entomologie et j’en passe. Certains de ses travaux sur la vitesse et le processus de décomposition des organismes vivants ont été publiés. Il est devenu le chef du monastère à la mort de son prédécesseur. Bref, nous avons affaire à un moine ouvert, intelligent, qui connaît beaucoup de monde dans la communauté scientifique, et que, par conséquent, le manuscrit aurait pu intéresser.
À présent, Bellanger triturait un stylo-bille et n’arrêtait pas d’appuyer sur son extrémité, faisant descendre et remonter la mine.
— Six hommes ont fouillé de fond en comble sa maison, depuis hier après-midi. Ils ont fini par dénicher des photos, rangées dans une enveloppe qui était méticuleusement planquée à l’intérieur de l’une des têtes d’animaux empaillées. Ils ont trouvé d’autres planques qui avaient apparemment déjà été vidées. L’enveloppe était très ancienne, poussiéreuse, ils pensent que Dassonville a purement et simplement oublié de la faire disparaître avec les autres.
Son téléphone vibra. Il le consulta quelques secondes, puis appuya sur une touche qui interrompit les vibrations.
— Ces photos, Chanteloup les a scannées et me les a fait parvenir par messagerie électronique. Dix photos, que je venais juste de diffuser avant ton arrivée.
Lucie déglutit en silence. Elle observait le cône de lumière blanche traversé de petites particules de poussière qui dansaient. Un faisceau lumineux qui, elle en était persuadée, avait craché la mort.
— Je lance ?
— Je suis prête.
Le chef de groupe fixa ses subordonnés les uns après les autres, toujours hésitant. Il était soucieux pour Lucie mais, après quelques secondes, il finit par balancer les photos.
La flic écrasa son poing contre sa bouche. La première photo montrait un enfant nu, étalé sur une table en métal, comme celles utilisées pour les autopsies. Son crâne avait été rasé, ses yeux étaient grands ouverts et semblaient fixer le néant. Était-il encore vivant ? Difficile à dire. Les tons du cliché étaient froids, la peau paraissait extrêmement blanche. À l’évidence, on s’apprêtait à lui faire subir une opération chirurgicale.
La lieutenant tressaillit plus encore lorsqu’elle aperçut le tatouage, au niveau du pectoral gauche : l’espèce d’arbre à six branches avec un numéro dessous : 1 210. Malgré son dégoût et la souffrance qu’elle ressentait au fond de ses tripes, elle essaya de rester concentrée, observant chaque détail. Les murs de carrelage blanc, le morceau de lampe Scialytique qui entrait dans le cadre, l’aspect aseptisé de la pièce.
— Une salle d’opération, souffla-t-elle du bout des lèvres. Bon Dieu, qu’est-ce qu’on va lui faire ?
Bellanger passa à la photo suivante. Un autre enfant tatoué, dans la même position. Un autre petit nez, d’autres petits membres immobiles, étalés sur l’acier. Quel âge avait-il ? Dix ans ?
Bellanger fit défiler d’autres photos, renouvelant l’horrible scénario. Il s’agissait chaque fois de gamins différents.
— Ça va ? demanda-t-il d’une voix qu’il essayait de garder calme.
— Ça va…
— Les numéros, sous les tatouages, s’étalent de 700 à 1 500. On ignore ce qu’ils représentent.
Il vit à quel point les yeux de Lucie s’étaient agrandis, comme s’ils voulaient capter un maximum de lumière et d’informations.
— Maintenant, regarde bien.
Il appuya sur la touche suivant . Un autre cliché. Cette fois, la poitrine du gamin était barrée d’une grande cicatrice encore fraîche. Il venait à l’évidence d’être opéré et recousu.
Lucie fronça les sourcils et inclina légèrement la tête.
— On dirait le gamin de la première photo ?
Bellanger acquiesça :
— C’est bien lui.
À l’aide de son logiciel, il afficha les deux photos côte à côte. Celle de gauche, montrant le gamin avec la poitrine intacte, et celle de droite, avec la grande cicatrice. Les tatouages et le numéro étaient identiques : 1 210. Sur la première, le gamin avait les yeux ouverts, des yeux où se reflétait la plus vive des peurs. Lucie resta figée sur sa chaise. Contrairement à ce qui s’était passé à l’autopsie de Christophe Gamblin, elle essaya de garder son sang-froid.
— Qu’est-ce qu’on lui a fait ?
— Aux médecins de répondre, ça a sans doute un rapport avec le cœur. Difficile de savoir si le môme est vivant ou mort après l’opération. Je vais leur transmettre ces images. Yannick Hubert, de la section « Documents et traces », va aussi plancher sur ces photos et essayer d’en tirer tout ce qu’il peut, trouver des détails qui pourraient nous indiquer un lieu, une époque, même si je pense qu’on n’aboutira à rien.
Il se tut, se frottant le front. Des plis se formèrent sous ses yeux. Levallois se leva et s’appuya contre le mur. Il étouffait.
— Je crois que Valérie Duprès avait réussi à arracher l’un de ces mômes à ça, fit Bellanger dans un souffle. J’ignore comment, mais elle l’a fait. Elle a glissé un papier avec son identité dans la poche du gamin, sans doute parce que les circonstances les ont forcés à se séparer. Ensuite, je suppose que notre homme au Bombers a retrouvé la trace du môme, l’a kidnappé et l’a tué.
Lucie mit du temps à détacher ses yeux de l’écran. Elle acquiesça finalement et prit le relais :
— En ayant fait parler Christophe Gamblin sous la contrainte, Dassonville est probablement remonté à Philippe Agonla et a cherché à se débarrasser de tout ce qui pourrait nous aiguiller. Heureusement, il n’a pas eu le temps de trouver les notes sur l’animation suspendue, cachées derrière les briques.
— Oui, tout ça se tient.
— On marque ces enfants comme des bêtes avec un numéro et un curieux symbole, on les opère, on les photographie tous avant, et un seul d’entre eux après. En face de quoi se trouve-t-on ? Un trafic d’organes ?
— On y a tous pensé, répliqua Robillard, mais c’est incohérent avec l’état du gamin de l’hôpital. Rappelez-vous, il était en très mauvaise santé. Qui voudrait d’un cœur arythmique ou de reins malades ?
— C’était peut-être lui qu’on devait opérer, dans ce cas.
La remarque instaura un silence de quelques secondes, avant que Bellanger reprenne :
— Dans quel but ?
— Je n’en sais rien. Des expériences scientifiques ? Ce tatouage numéroté sur la poitrine de ces enfants doit avoir un sens. Comme un label de qualité.
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